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Comment réussir la réforme ferroviaire par Thierry Mignauw
Publié le 21/02/2012 à 12h00

Ancien dirigeant de la SNCF, partisan depuis toujours du maintien d’un système intégré, Thierry Mignauw invite la France à adopter une réforme à l’allemande, avec une SNCF puissante, une autorité de la concurrence forte, un cadre social harmonisé.?Une initiative franco-allemande permettrait de défendre des positions communes aux deux pays dans la discussion sur le quatrième paquet ferroviaire. I. La question de l’organisation doit maintenant être tranchée

• Certains considèrent que l’importance que prend la question de l’organisation (on dit maintenant de la « gouvernance ») est excessive. Ce sujet ne prend une telle place que parce que l’organisation du travail est, dans son état présent, un obstacle au bon fonctionnement du chemin de fer. Je connais assez bien le fonctionnement du ferroviaire et les hommes qui le servent. Je peux assurer de toute la force de mon expérience qu’une organisation qui ne permet pas de maîtriser simultanément les composantes « sol » (l’infrastructure) et « mobile » (les trains) d’un mode de transport guidé à un seul degré de liberté ne peut pas fonctionner correctement. Aussi bien dans l’opérationnel (information des voyageurs, traitement des incidents, gestion du trafic qui ne se limite pas à la gestion des trains, etc.) que dans l’évolution dans le temps du mode de transport (automatisation, contrôle-commande, gestion de capacité, limitation du bruit, etc.). Je ne reviens pas ici sur tous les exemples que l’on peut donner.
Je demande instamment à ceux qui donnent leur avis sur ces sujets ou qui possèdent le pouvoir de décision de se pencher un tout petit peu sur ces questions qui ne sont pas si difficiles à appréhender. Il est assez aisé de comprendre l’étroitesse du lien qui unit le mobile et l’infrastructure dans les métros, les RER, les trains de banlieue, les TGV, les trains à sustentation magnétique, l’aérotrain, les tramways, les métros automatiques, les téléphériques, télécabines et tire-fesses ! La plupart des grands progrès qui ont été réalisés depuis la création du chemin de fer, progrès qui font qu’il est toujours un mode de transport efficace dans nos économies modernes, ont été réalisés de manière conjointe sur l’infrastructure et sur les trains, dans une dynamique d’échanges, d’allers et retours, de mises au point et de tâtonnements.

• Je voudrais que soient mieux comprises les souffrances qu’inflige ce système perpétuellement déréglé aux hommes et aux femmes qui ont la charge de le servir. Je les connais bien. Je sais combien est délicate l’alchimie de ce qu’on appelle « l’exploitation ». Cet art qui fait que les différents engrenages s’enclenchent avec bonheur. Ou bien, quand un seul est mal réglé ou mal conçu, je sais les grincements que produit la machine. A chacun de ces engrenages, il y a des hommes qui travaillent et qui ont naturellement à cœur que ça marche. Et au bout il y a des clients qui subissent les à-coups ! Quand la machine tourne rond, bien graissée, silencieuse, il n’y a presque rien à faire. Mais quand elle est perpétuellement déréglée, chacun s’agite en tout sens pour réparer, coller des rustines et pallier les dysfonctionnements. Ces hommes et ces femmes ne peuvent que constater la masse d’efforts qu’il leur faut déployer aujourd’hui pour faire marcher leur chemin de fer. Parce qu’on a édifié ces fameuses murailles de Chine, parce qu’on a délibérément coupé les circuits d’information mutuelle, parce qu’on a supprimé la coordination sur le terrain. Et encore, si cette somme d’efforts déployés était sûre d’aboutir. Mais il y a sans arrêt des ratés, des oublis, des mécanismes qui ne s’enclenchent plus. Quelle déception, quel découragement (quand ce n’est pas de l’amertume) il en résulte. Quelle perte de fierté devant la médiocrité des résultats ! J’ai vu des cheminots de tout grade effarés parce que nous leur faisons faire. Il y a tant de gens tellement intelligents dans tous ces organismes que l’on a créés depuis 1997 pour un si pauvre résultat. Nos collaborateurs ne nous suivent plus !

• Nul besoin de se tourner vers le passé. Le chemin de fer dans lequel j’ai débuté en 1972 n’était pas meilleur que celui d’aujourd’hui. Je pense même le contraire. Sauf – et ce n’est pas une mince exception – l’effondrement du fret, je suis persuadé que nous sommes mieux aujourd’hui, avec en Ile-de-France le réseau RER et ses interconnexions de lignes dans Paris, de nouvelles lignes desservant les villes nouvelles et Roissy, avec des TER rénovés presque partout en place des antiques omnibus, le réseau des lignes à grande vitesse grâce auquel les TGV assurent plus de 80 % du trafic grandes lignes, une remarquable politique commerciale qui a fait du TGV le train de tous et qui a jugulé la concurrence aérienne.

Je ne prône aucun retour en arrière. Je ne cultive aucune nostalgie. Seul compte l’avenir. Je suis simplement inquiet de trois choses :
• la très médiocre qualité de service, au premier rang de laquelle je place la ponctualité des trains et la dégradation d’image qui en résulte,
• le manque de perspectives de progrès du mode ferroviaire, alors que les signes de saturation sont de plus en plus nets et que les besoins, dans certains secteurs, sont considérables,
• la faiblesse des gains d’efficacité en termes de baisse des prix des services rendus à la collectivité.
Sur le premier point, je suis persuadé que le dérèglement du système qui résulte de la séparation stricte de l’infrastructure est à l’origine d’une part importante de la dégradation constatée, même si la perte de fiabilité du réseau dans un contexte de saturation croissante et l’importance des perturbations dues aux phénomènes environnementaux ne doivent pas non plus être négligées. Sur le second point, le manque de perspectives de progrès, j’ai le sentiment que le chemin de fer vit sur les acquis de la période précédente. Il n’invente pas assez. Pour ma part, je pense que les progrès les plus décisifs devraient venir de l’automatisation de certaines phases de l’exploitation, afin de régler avec davantage de précision et en sécurité la circulation des trains. Il pourrait en résulter davantage de fiabilité et plus de capacité. Alors que nous sommes un mode de transport guidé, nous prenons du retard sur les autres modes, aviation et même automobile, dont la recherche-développement est en pleine expansion sur ces sujets. Mais, là encore, la séparation de l’infrastructure stérilise ou rend beaucoup plus compliqués le progrès et la prise en compte du long terme. Le troisième point, le manque de progrès dans l’efficacité, n’est pas principalement lié à la séparation de l’infrastructure. J’y reviendrai à la fin de cet article.

• La commission n° 2 des Assises du ferroviaire, sur la gouvernance, présidée par Mme Véronique Morali, a recommandé dans son rapport d’unifier le gestionnaire d’infrastructure (RFF) et le gestionnaire délégué, fonction actuellement dévolue à la SNCF, et de placer ce gestionnaire unifié au sein de la SNCF. Manifestement, si la commission s’est rapidement ralliée à l’idée de mettre fin à la dichotomie GI/GID, elle s’est longuement interrogée sur le fait de savoir s’il fallait maintenir un dualisme GI/exploitant principal ou s’il fallait adopter une solution dite « à l’allemande », où les deux entités sont réunies dans une holding (tout en réservant à une structure ad hoc, sous contrôle public, un certain nombre de fonctions essentielles). Ce n’est qu’au terme d’une réflexion approfondie que la commission a marqué sa préférence pour la deuxième solution. Ce parti n’était pas évident au point de départ et il n’en a que davantage de valeur.
Et comme mes opinions personnelles rejoignent aussi ce choix, je n’en suis que plus heureux ! Je voudrais néanmoins tenter d’expliquer en quoi les autres solutions sont moins efficaces, c’est-à-dire faire le raisonnement qui montre, non que la solution du regroupement soit la meilleure (ce que j’ai fait jusqu’à maintenant), mais que toutes les autres sont moins bonnes. Je reviendrai ensuite sur la question de la concurrence. Et je finirai par les conditions de la réussite de la réforme du ferroviaire.

II. Les solutions autres que la gestion intégrée sont moins efficaces

• Une solution intermédiaire a été envisagée. Elle consiste à transférer à RFF toutes les fonctions « nobles » demeurant à la SNCF, telles que l’ingénierie de conception et de maintenance, les horaires, la direction de la circulation des trains, les fonctions systèmes, la recherche-développement, pour ne laisser à la SNCF, en matière d’infrastructure, que les tâches d’exécution.
Cette solution constituerait un replâtrage de plus. Elle ne résiste pas à l’analyse. On accentuerait la dichotomie entre une tête, RFF, et des exécutants, abandonnés à la SNCF, sans mettre fin à cette curiosité exclusivement française qu’est le gestionnaire d’infrastructure délégué. On ne voit d’ailleurs pas quelle serait la légitimité de la SNCF, centrée sur sa fonction de transporteur, à abriter en son sein une entreprise de travaux comprenant des milliers d’agents de maintenance travaillant exclusivement pour RFF. En agissant ainsi, on donnerait l’impression à ces agents que l’on n’a pas voulu d’eux. Le discours implicite serait : « Il est probable que votre travail va s’assécher et sera confié à des entreprises externes. Mais nous ne voulons pas assumer la charge de la transition. » La SNCF ne serait pas en mesure de tenir un discours managérial crédible à ces cheminots, puisque les clefs de leur avenir seraient détenues par RFF. Une telle attitude serait indigne, on créerait une grande désespérance qui ne pourrait aboutir qu’à un chaudron social.
Si la solution retenue devait être de confier à RFF la responsabilité totale de l’infra, alors il doit prendre le tout. Il ne peut pas faire le tri. Ce serait à lui ensuite de faire évoluer l’ensemble dont il aurait la responsabilité, de réaliser par exemple l’externalisation de la plupart des fonctions d’entretien et de travaux selon le modèle suédois, qui semble séduire.

• La solution d’unification du gestionnaire d’infrastructure, c’est-à-dire du regroupement du GI (RFF) et du GID (part infra de la SNCF) au sein d’un établissement public unique, séparé de tout transporteur, ne me semble pas davantage résoudre les problèmes qui se posent à nous.
Tout d’abord, si jamais elle était adoptée, alors il faudrait pousser la logique jusqu’au bout. Il ne peut y avoir de nouvelles étapes. Depuis quinze ans, il y a eu trop de désordre pour pouvoir se permettre de nouvelles tergiversations. Le regroupement devrait être complet et maximum au sein de ce nouvel établissement. La SNCF « subsistante » n’aurait plus aucune légitimité à gérer le système ferroviaire. Toute l’intelligence du système devrait passer du côté du gestionnaire d’infrastructure : sécurité du système, gestion des performances (vitesses, tonnages, bruit, capacités…), contrôle-commande, fiabilité, retour d’expérience, et cela tant dans la conception que dans l’opérationnel.
Trois objections majeures peuvent être faites à cette solution. D’abord, on ne résoudrait qu’une part minoritaire des problèmes que pose la situation actuelle : l’interface gestionnaire/gestionnaire délégué serait simplifiée. Mais l’essentiel demeurerait : la coupure du système en deux parties antagonistes et l’impossibilité de l’optimiser dans sa globalité. Je n’y reviens pas.
Second point : cet établissement ne serait pas placé sous la pression du client. Ses clients seraient les entreprises ferroviaires, mais pas directement les voyageurs qui sont dans les trains, ni même les autorités organisatrices de transport. La circulation d’un train qui est tous les jours en retard rapporte le même péage au GI que s’il est à l’heure. Et il ignore les voyageurs qui sont dans le train. Le problème de l’écoulement des flux de voyageurs sur les quais de certaines gares, l’information des voyageurs sur leur retard et la poursuite de leur voyage, le niveau de satisfaction ou d’insatisfaction des voyageurs et des élus ne remonteraient pas vers les prises de décision de ce gestionnaire, isolé de tout contact avec le service effectivement rendu. Ce point est crucial, tant je suis persuadé qu’un système comme le chemin de fer ne peut progresser que si progresse la reconnaissance, la prise en compte du client. La SNCF a eu beaucoup de mal à effectuer sa mue sur ce sujet, et la coupure de l’infra est une vraie régression. Enfin, et c’est au moins aussi important, je crois qu’on ne considère pas assez ce que deviendrait la SNCF réduite à son seul rôle de transporteur. Un transporteur dans un monde concurrentiel. Un transporteur comme les autres. Une entreprise banalisée. Il faudra alors en tirer toutes les conséquences.
L’entreprise SNCF, centrée sur son unique mission de transporteur et placée dans un monde concurrentiel, devra pouvoir s’y battre sans entraves, sous peine d’être disqualifiée. Il ne sera plus possible de demander à la SNCF de jouer les solidarités territoriales, de maintenir les péréquations, de garder des dessertes déficitaires ou des tarifs contraires à ses intérêts commerciaux pendant qu’elle se ferait écrémer sur ses marchés les plus rentables. Sauf bien sûr à lui compenser financièrement toutes ses obligations par des contrats de service public. Le statut d’établissement public ne s’imposerait nullement, l’épineuse question du statut du personnel et du régime social des personnels se poserait.
Ces évolutions ne se feront pas en un jour, mais elles sont certaines. Simplement, il faut être sûr que c’est bien cela que veulent les Français, l’opinion publique, les décideurs et les élus. A chacun de se déterminer en toute connaissance de cause. Après, il sera trop tard. Pour ma part, je rejette cette solution pour une double raison : elle ne résout pas le problème de l’optimisation globale du système ferroviaire ; elle comporte pour la SNCF une évolution inéluctable qui n’est pas mon choix. Mais, en même temps, je dois dire que je m’y rallierais si la voie que je préconise était fermée. L’année 2012 est cruciale en ce sens que le dilemme devra être tranché et que ceux qui recommanderaient des demi-mesures ne diraient pas les choses telles qu’elles sont.
Mais, à un certain nombre de conditions, je crois que la réforme que j’appelle de mes vœux peut réussir. Avant d’en venir à ces conditions, je dois traiter de la question de la façon dont la concurrence peut-être introduite dans le modèle que je préconise et comment ce modèle peut être économiquement efficace.

III. La concurrence et l’efficacité sont possibles dans un système intégré

• En définitive, le modèle que je préconise est celui d’une entreprise ferroviaire intégrée dominante, mais contestable. Une entreprise intégrant fortement au plan industriel l’ensemble des composants du système ferroviaire, constituant ainsi un champion national de l’excellence française, porteuse d’une image internationale des savoir-faire de notre pays dans tous les compartiments de son activité : systèmes de transport à grande vitesse, systèmes de transport en milieu urbain et périurbain, systèmes de transport régionaux. Une entreprise appui de l’industrie ferroviaire. Une entreprise disposant d’une ingénierie de conception, de maintenance et d’exploitation fortement reconnue, mais ne disposant pas du monopole de l’expertise et challengée par des ingénieries externes. Une entreprise commercialement à la pointe grâce à un marketing aiguillonné par la puissance de la concurrence des autres modes ou des distributeurs/intégrateurs de services. Une entreprise constamment contestée par la concurrence des autres modes de transport et contestée sur ses marchés par un droit de libre accès et surtout une possibilité de mise en concurrence de ses droits d’exploitation. Une entreprise dominante sur un marché concurrentiel fortement régulé par une autorité de concurrence puissante.
Ce modèle n’est pas stable par nature, il est même fortement en tension. Ce sera à l’autorité de concurrence d’effectuer les réglages qui en assure l’efficacité et à l’Etat de définir sa stratégie sur la place du ferroviaire dans le secteur des transports, dans le cadre de sa politique d’ensemble et de vérifier qu’elle est atteinte. C’est évidemment une vision beaucoup plus volontariste que celle de la main invisible du marché qui fixerait le point d’équilibre du système ferroviaire français.
Deux questions subsistent : peut-on introduire la concurrence dans un tel modèle ; et si oui, comment ? Comment garantir l’efficacité d’un acteur pivot aussi puissant ?

• Faut-il introduire la concurrence à l’intérieur du mode ferroviaire ? La question est vivement débattue et l’opinion interne à la SNCF y est souvent hostile, les syndicats en particulier. Dans ces conditions, les élus, de gauche en particulier mais pas seulement, sont extrêmement prudents dans leurs positions publiques. Ce qui ne les empêche pas de tenir en privé des propos plus nuancés et d’avoir d’autres positions au Parlement européen, où il faut composer. Nos gouvernements ont tout fait pour freiner le caractère obligatoire de l’ouverture du marché ferroviaire. On peut naturellement dire que la concurrence est déjà extrêmement vive avec les autres modes : la route, qui est dominante dans le fret comme pour les voyageurs, l’aérien, que le TGV n’a pas éliminé, les compagnies « low cost », françaises et étrangères, le maritime et la voie navigable pour le fret en Europe, l’autocar… la concurrence est partout. Et cette concurrence, elle, n’est que très peu régulée ; les règles sont mal appliquées ; la fraude, le dumping social, les pavillons de complaisance fleurissent. Un consensus de fait se satisfait de cette situation qui maintient une pression forte sur des prix anormalement bas et sur des taux de marge des entreprises très faibles.
Plus personne ne se soucie vraiment de savoir comment sont payées les infrastructures des différents modes et quelle est la part des usagers et du contribuable, local et national. Plus grand monde ne se préoccupe de la façon dont les utilisateurs paient les effets externes, c’est-à-dire les nuisances qu’ils imposent aux autres ou à la collectivité. Personne ne se choque que les infrastructures routières soient gratuites en zone dense (en Ile-de-France par exemple), alors que c’est précisément là que les péages ferroviaires sont les plus élevés. On fait des Grenelle, on fait de grandes déclarations sur le fret et la réalité demeure à des années-lumière. Enfin, l’exemple du fret a montré que la concurrence n’a pas permis de relancer la dynamique du secteur.
Tout cela est vrai. Tout cela n’est malheureusement pas nouveau. Pour autant, sommes-nous en position de refuser la concurrence intramodale ? Il nous faut regarder le monde tel qu’il est, et non tel que nous voudrions qu’il soit. Ce monde, au plan européen comme en France, croit majoritairement que le monopole est dépassé et que la concurrence doit exister. Nous ne pouvons refuser seuls. Nous devons évaluer le rapport de forces. Le fret nous a aussi montré qu’à force de vouloir avoir raison contre tous, nous connaissons un déclin accéléré et nous n’avons pas même évité la concurrence. Mais nous n’y étions pas prêts. Cet exemple repoussoir doit nous conduire à proposer un modèle tel que celui que je défends. Je veux pour la SNCF un avenir d’entreprise de service public au service de l’intérêt général, capable de progrès et de développement. Pas une entreprise attaquée de toute part, sur la défensive et en régression.

• La concurrence est-elle possible avec un acteur principal qui maîtrise l’infrastructure ? J’ai déjà répondu à cette question : oui, c’est possible. La meilleure preuve en est qu’en Allemagne cela fonctionne ainsi et que le marché ferroviaire allemand est un des plus ouverts d’Europe. Je note que cela fonctionne également de cette façon en Amérique du Nord pour les marchandises : chaque entreprise est propriétaire de ses voies et possède des droits de circulation sur celles des autres, qui sont souvent aussi ses concurrentes.
Pour que fonctionne un tel système, la première condition est qu’il existe un ensemble de règles claires qui régissent les conditions équitables d’accès au réseau. L’un des acquis de RFF est d’avoir largement édicté ces règles, même si elles sont perfectibles. De la même façon, les règles régissant d’éventuels appels d’offres de la part des autorités organisatrices de transport doivent être fixées. Les règles peuvent être aussi efficaces et aussi contraignantes que la séparation de l’infrastructure.
Bien entendu, cette condition resterait lettre morte si une autorité de régulation puissante n’existait. Elle a déjà été créée, mais son pouvoir doit être renforcé. Elle doit disposer d’un pouvoir général de surveillance, d’un pouvoir particulier d’enquête et d’investigation, d’un pouvoir de sanction. Elle doit pouvoir annuler des décisions, placer des affaires délicates d’attribution de droits de circulation sous sa surveillance, les soumettre à un avis conforme de sa part, voire se réserver le pouvoir de prononcer elle-même certaines décisions susceptibles d’avoir valeur d’exemple. Elle doit pouvoir au minimum proposer de modifier les règles d’attribution, voire disposer du droit de les modifier elle-même. Elle peut être la voie de passage systématique de toutes les demandes d’accès au réseau, mais elle peut aussi n’évoquer les questions que par exception, pour éviter de s’asphyxier dans un processus purement formel.
Pour terminer sur ce point, je voudrais dire aux tenants de la concurrence pure et parfaite que je voudrais qu’ils mettent la même énergie à vérifier que prévaut dans la concurrence avec la route ou le maritime le même esprit d’égalité que celui qu’ils exigent du chemin de fer. Enfin, je note que le droit de la concurrence n’est pas autant doté d’œillères qu’on veut bien le dire. Il préconise de regarder quel est le marché concerné et, sur ce marché, de vérifier que la concurrence améliore effectivement les conditions de fourniture du service. Si ce n’est pas le cas, des aménagements sont possibles.

• Comment garantir l’efficacité d’un acteur pivot aussi puissant que le serait la SNCF dans le modèle que je préconise ? Je résume l’opinion souvent émise, que le lecteur trouvera remarquablement formulée dans un article du Pr Yves Crozet, opinion selon laquelle la question de la gouvernance est un faux problème, qui est mis en avant pour éviter de se poser la vraie question qui est le manque d’efficacité du système ferroviaire… et de la SNCF. Que toute entreprise publique en situation de monopole a tendance à confisquer à son profit (et au profit de ses salariés) le service public. Que seule la concurrence, et le fait de « challenger » l’entreprise publique par des entreprises privées, peut permettre de progresser. J’ai dit précédemment que la question de la gouvernance ne prend une telle importance qu’en raison de l’ampleur des dysfonctionnements et des surcoûts engendrés. J’ai dit et je redis qu’un modèle de concurrence par des règles fortes et fortement régulé par une autorité puissante était possible. Y a-t-il alors un avantage décisif à la gestion privée par rapport à la gestion publique ? La question peut-être longuement débattue. Je sais que la gestion déléguée de services publics à des entreprises privées est largement pratiquée par les collectivités, de droite comme de gauche. Je ne crois pas que l’on puisse trancher la question de façon uniforme. L’histoire, la culture, les circonstances pèsent de façon évidente. Je me contenterai de quelques remarques.
La première est un peu facile : les tribulations de Veolia-Transdev ne convainquent pas de la vision de long terme de ces entreprises, du partenariat et de la relation de confiance que l’on peut établir. La seconde a trait au fonctionnement même des entreprises : elles sont un lieu où la richesse se crée et où elle se partage. Les tenants de la gestion privée pensent que l’entreprise privée est plus économe dans la consommation de moyens et produit donc plus de richesse ; et que l’entreprise publique, dans le partage de la richesse produite, favorise trop son personnel au détriment de ses clients. Autrement dit que la gestion privée met en place des processus de production plus productifs et que le personnel y profite moins de rentes de situation.
Mais, à l’inverse, on peut constater que dans certaines gestions privées, le service de l’eau par exemple, ce n’est pas le client final qui bénéficie de prix plus bas, et que si le personnel y est moins favorisé, c’est essentiellement les entreprises et leur actionnariat qui est mieux rémunéré. Avantages des salariés versus profit des entreprises et rémunération des actionnaires : quel est le modèle le plus efficace pour le client final et pour la collectivité ?
Le juge de paix pourrait être la productivité globale du système. Le Pr Crozet fait remarquer que les chemins de fer suisses ou allemands (tout aussi publics que les nôtres, oserais-je ajouter) ont réalisé dans un passé récent des gains de productivité considérables. L’entreprise que j’ai servie pendant 38 ans en a réalisé elle aussi : après l’élimination de la traction vapeur, l’électrification du réseau, l’automatisation des passages à niveau, la radio sol-train et la conduite à un seul agent des trains de marchandises, la modernisation et l’automatisation de la signalisation, la mécanisation de l’entretien de la voie et la massification des travaux, l’allongement des cycles d’entretien du matériel, la grande vitesse (qui, en diminuant les temps de parcours, augmente la productivité des moyens), la croissance du trafic voyageurs et du taux de remplissage des trains grâce à la réservation obligatoire, l’optimisation tarifaire, la vente sur Internet ont permis de considérables gains de productivité, le plus souvent liés à des progrès technologiques et à des investissements importants. Les parcs de matériel roulant comme les effectifs du personnel se sont considérablement réduits. Mais le rythme de ces progrès, importants du début des années 70 jusqu’au milieu des années 90, s’est ralenti depuis. La SNCF a perdu son rang de championne européenne de la productivité ferroviaire.
Mais doit-on jeter le bébé avec l’eau du bain ? N’est-il pas possible d’établir, dans l’Europe et la France d’aujourd’hui, un modèle d’entreprise qui allie efficacité, service public, intérêt général et compétitivité internationale ? C’est pour moi le défi qui est devant nous dans une reconstruction hardie du système ferroviaire. À quelles conditions peut-on réussir ?

IV. Comment réussir la réforme ferroviaire

Inévitablement, il faut se poser la question des conditions de réussite (certains diraient des contreparties) d’une réforme qui soit efficace, durable, conforme aux idées que j’ai développées, acceptée par le plus grand nombre, que ce soit l’opinion publique, les élus ou les salariés des deux entreprises concernées, dans le monde tel qu’il est et dans le contexte européen et français de 2012.
Dans le « deal » global, les sujets suivants pourraient être abordés :
• l’acceptation (ou non) de la concurrence : j’ai dit mon opinion sur le sujet et sur le fait que nous devons l’accepter, sous certaines conditions, pour retrouver notre crédibilité française et européenne,
• le « cadre social harmonisé » de la concurrence, là aussi français et européen : rude débat en perspective car pour certains l’efficacité du mode ferroviaire passe par une refonte de la réglementation du travail (c’est même une des principales attentes des tenants les plus acharnés de la concurrence pure et parfaite),
• une autorité de concurrence forte, dont le but est de veiller à l’application des règles, à l’égalité de traitement et au droit d’accès, dans un système qui reste équilibré entre l’acteur principal et son rôle d’optimisation du système et ses concurrents ; j’ai déjà développé ce point,
• la définition des missions relevant de l’Etat, en charge du développement économique durable, des transports en général, du mode ferroviaire, et auquel reviennent un certain nombre de fonctions (sécurité, propriété des infrastructures, investissements, maîtrise d’ouvrage, fixation et perception des péages, règles d’accès au réseau…) dont les contours et l’organisation doivent être précisés,
• le rôle des régions et des autorités organisatrices de transport, notamment par rapport aux infrastructures, régions et AOT désireuses de jouer un rôle plus important,
• un contrat pluriannuel de modernisation avec l’Etat, comprenant des engagements réciproques,
• un pacte social interne, un accord-cadre sur le changement et ses conséquences sociales,
• le statut de l’entreprise (Epic) et la définition d’éventuelles filiales,
• le statut du personnel,
• l’actionnariat salarié,
• la productivité, etc.
Cela fait beaucoup de sujets, tous ne seront pas abordés dans le cadre de la réforme. Il faut sans doute éviter de faire un trop gros paquet qui serait impossible à traiter. Mais rien ne sert non plus de se voiler la face et fermer pudiquement les yeux. Rien ne serait pire que de refermer le dossier en attendant des jours meilleurs.

En définitive, le dispositif que j’appelle de mes vœux devrait inclure quatre éléments qui doivent jouer en même temps et interagir. Une initiative franco-allemande pour le quatrième paquet ferroviaire et la réévaluation des directives en vigueur, afin de rendre clairement possibles les solutions que nous préconisons. Cette initiative doit impliquer de façon forte le Parlement européen, qu’il faudra convaincre. Une réforme législative des textes français. Un contrat Etat-SNCF fixant les objectifs et les engagements de moyen terme des deux parties. Un pacte social interne renouvelé.
Un tel dispositif pourrait être l’occasion d’une contribution démocratique nouvelle car l’avenir des services publics concerne profondément les citoyens. Ce pourrait être l’occasion d’un référendum d’initiative populaire ou d’un jury citoyen devant lequel partisans et adversaires de la réforme, économistes, experts viendraient expliquer les enjeux de la réforme proposée, et qui se prononcerait à l’issue du débat.
En interne aux deux entreprises, le débat devra associer les organisations syndicales et les représentants du personnel. Afin de renforcer la force de la décision, une consultation interne pourrait être organisée, à condition de ne pas être vécue comme une manière de contourner les syndicats, mais comme une façon de donner la parole aux salariés.
… Et si je rêve, un rapprochement SNCF-DB. Mais là, je rêve vraiment.
Tout ceci ne constitue que des propositions qui n’engagent que moi et elles ne sont sans doute pas toutes à retenir. Mais ce dont je suis certain, c’est que l’année 2012 est cruciale et qu’il faut se donner tous les moyens pour faire aboutir la réforme ferroviaire.     

Junjie Ling
Par Junjie Ling
Journaliste
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Ferroviaire, Politique Des Transports

Il y a 4 mois - Patrick Laval

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