Dans son rapport sur l’avenir du transport ferroviaire remis au Premier ministre le 15 février, Jean-Cyril Spinetta préconise de tailler dans le réseau des lignes capillaires, d’éteindre progressivement le statut de cheminots pour préparer la concurrence, d’alléger la dette mais sans trop dire comment, de faire de SNCF Mobilités et de SNCF Réseau des sociétés anonymes à capitaux publics. Ses propositions sont dans l’ensemble conformes à ce qu’on pressentait. Et hérissent les cheminots. Une phase de consultation sur le rapport, conduite par Edouard Philippe et Elisabeth Borne, commence avec toutes les parties prenantes.
Pas de pitié pour les petites lignes
« Certaines lignes du RER parisien supportent les trafics les plus denses au monde, alors que les 10 000 km du réseau le moins circulé ne supportent que 2 % du trafic voyageurs. » Jean-Cyril Spinetta rappelle ce constat, et s’étonne qu’à la différence de ses grands voisins la France ait gardé un si grand nombre de petites lignes dont l’entretien est ruineux. Il demande que SNCF Réseau réalise un état des lieux de la partie la moins utilisée des infrastructures. Et souhaite que l’on coupe les branches mortes. Des préconisations qui ne doivent pas gêner Patrick Jeantet. Les chiffres sont éloquents. Les petites lignes coûtent 1,7 milliard d’euros par an (exploitation des trains, exploitation et renouvellement de l’infrastructure) pour 2 % des voyageurs. L’inventaire de SNCF Réseau devrait déboucher sur une nouvelle segmentation du réseau, s’affranchissant des catégories UIC 7 à 9, devenues peu pertinentes, pour distinguer un réseau principal, un réseau secondaire dont le maintien est justifié et un réseau obsolète.
Pas de restriction des dessertes TGV
Jean-Cyril Spinetta était invité par sa lettre de mission à repenser la stratégie de desserte des TGV. Ce qui l’a amené à revoir une piste qu’avait explorée la SNCF sans l’adopter et qu’il repousse à son tour. L’idée : limiter les parcours des TGV aux lignes à grande vitesse et à quelques dessertes complémentaires. Desservir donc 40 gares au lieu de 200. Sur le papier, c’était intéressant. 15 % de chiffre d’affaires en moins pour 20 % de marge opérationnelle en plus. La SNCF a jugé que c’était injouable. Cela supposait le transfert de dessertes terminales aux régions, heurtait de plein fouet des voyageurs habitués au confort de parcours sans changement, ou des villes voulant à tout prix garder leur TGV. L’hypothèse a donc été écartée en 2014 par la SNCF, qui a lancé les TGV low cost pour regagner des marges. Choix de l’entreprise approuvé par Jean-Cyril Spinetta, qui demande logiquement qu’on s’assure que « la tarification de l’infrastructure ne constitue pas un obstacle au financement de dessertes à faible rentabilité. »
Quant au développement des lignes à grande vitesse, il est à peu près oublié, conformément aux vœux de la SNCF et aux directives d’Emmanuel Macron. Spinetta utilise une formule qui permet de ne pas fermer la porte sans l’ouvrir non plus. Le réseau est, dit-il, « abouti », tout en précisant qu’il n’a pas dit « achevé ». Un réseau peut-il être abouti sans être achevé ? Un bel exercice pour les futurs oraux du bac, par exemple dans l’académie de Toulouse.
Concurrence et transfert obligatoire
Le quatrième paquet ferroviaire qui prévoit l’ouverture à la concurrence du secteur doit être transposé en droit français avant le 25 décembre prochain. Ce qui impose de ne pas traîner.
Pour les liaisons commerciales (les grandes lignes), le rapport prend position pour l’open access, tout en ménageant la possibilité pour la puissance publique d’organiser des obligations de service public sur certaines lignes.
S’agissant des TER, Spinetta reprend à son compte l’idée largement répandue d’aller progressivement vers la concurrence, dans le cadre de délégations de service public. Il propose de garder la règle de l’attribution directe à la SNCF jusqu’en 2023, tout en autorisant, « par exception », aux régions qui le souhaitent de confier par appel d’offres une partie des services.
Si la SNCF est évincée d’un marché, il y aura transfert obligatoire du personnel, avec transfert du contrat de travail et des droits principaux, notamment le salaire, la garantie de l’emploi, le régime de retraite ou encore les facilités de circulation. En cas de refus d’un salarié de la SNCF d’aller chez un concurrent, il pourra y avoir rupture de contrat de travail.
De nouvelles règles pour l’organisation du travail
Pour réduire l’écart de compétitivité entre la SNCF et ses futurs concurrents (le rapport l’évalue classiquement à 30 %, en pointant les frais de structures et les excédents de personnels), la SNCF devra s’attaquer « à la polyvalence des emplois, l’assouplissement de ses organisations du travail et du temps de travail, à son système de rémunération » affirme le rapport. L’entreprise peut d’ores et déjà faire évoluer ces règles en passant par la voie de la concertation comme le permet la loi de 2014. Mais pour éviter de fâcheux précédents et donner plus d’autonomie à la SNCF, l’ancien patron d’Air France préconise d’abandonner le principe d’approbation de l’Etat pour certaines décisions sociales.
Le statut comme on s’y attendait
« Dans le cadre de la loi, il pourrait être mis un terme au recrutement au statut de nouveaux embauchés. » On ne peut être surpris par la proposition. La direction de la SNCF fait déjà pas mal de pédagogie en ce sens. En expliquant plutôt dix fois qu’une que, naturellement, les droits des cheminots au statut seront maintenus. Reste que la mesure est extrêmement sensible. De plus, en attendant qu’une loi permette ce changement radical (qu’ont connu La Poste et Orange), Jean-Cyril Spinetta préconise « une évolution des règles statutaires permettant à la SNCF plus « d’agilité » dans un monde concurrentiel en transformation rapide ». (Voir aussi ci-dessous.)
Des plans de départs volontaires pendant deux ans
Malgré les efforts de reclassements, « l’entreprise subit le coût d’excédents d’effectifs qu’elle gère tant bien que mal ». Des sureffectifs évalués à quelque 5 000 personnes. Le statut interdisant de recourir à des procédures de ruptures collectives, Spinetta suggère le recours pendant deux ans à des plans de départ volontaires. Ce qui pourrait représenter des gains de productivité très rapides, ajoute-t-il.
La filialisation pour Fret SNCF
Malgré les restructurations engagées depuis des années pour redresser la situation, Fret SNCF continue d’enregistrer des résultats négatifs (314 millions de pertes en 2016). La dette accumulée (4,3 milliards d’euros) explique en partie ce résultat. Les engagements pris auprès de Bruxelles pour obtenir en 2005 une recapitalisation (à hauteur d’1,4 milliard) n’ont pas été tenus. Il est donc fort probable que la Commission européenne exige une filialisation de Fret SNCF. Une demande ancienne, déjà présente quand Louis Gallois était président de la SNCF. C’est aussi une recommandation du rapport.
Cette perspective rend nécessaire de nouveaux efforts pour « normaliser » l’entreprise, ce qui passe par l’amélioration de l’efficacité industrielle, une réduction des coûts de structure et la maîtrise des coûts salariaux. A ces conditions, « une recapitalisation pourra être envisagée : la dette de Fret SNCF pourrait être en grande partie reprise par SNCF Mobilités dont la structure financière est saine ».
Un Epic de tête et deux SA
C’est l’une des surprises du rapport. Si on s’attendait à une proposition sur la transformation de l’Epic SNCF Mobilités en une société anonyme, on l’envisageait moins pour SNCF Réseau.
Pour SNCF Mobilités, Jean-Cyril Spinetta le justifie à la fois par une explication classique (la nécessité de disposer d’une gouvernance plus agile), et par l’attitude de Bruxelles vis-à-vis des Epic qui conduisent à des distorsions de concurrence du fait de la garantie d’Etat illimitée dont ils disposent.
SNCF Réseau trouvait un avantage au statut d’Epic : il permet d’emprunter à très bas taux. Mais cette facilité est un piège, et Jean-Cyril Spinetta estime que la transformation en SA empêchera précisément de « s’endetter sans limite ». Il apporte une garantie à ceux qui s’inquiétent d’une possible privatisation ultérieure : les actions d’Etat doivent être incessibles. Finalement, ce sera un retour à la situation antérieure, puisque la SNCF était une société nationale à capitaux publics entre 1937 et 1982, rappelle-t-il.
L’Epic de tête, enfin serait conservé car « l’unité de groupe est une dimension importante ». Mais il serait « allégé ». La Suge (la police ferroviaire) lui serait notamment retirée pour être rattachée à SNCF Réseau. Gares & Connexions, actuellement direction indépendante mais sous le giron de SNCF Mobilités, ce qui entretient « une certaine suspicion quant à son indépendance », serait aussi rattaché à Réseau.
La dette : quel montant ?
Emmanuel Macron le disait aux cheminots dans le journal d’entreprise Les Infos de juillet 2017. « Parlons franchement ; si on reprend la dette, quel nouveau pacte social SNCF est-elle prête à avoir ? Les Allemands ont fait quelque chose d’assez clair, parce que, politiquement cela a été porté. Je souhaite qu’on puisse le porter durant ce quinquennat ». Or, ce que les Allemands ont fait d’assez clair, à l’occasion de la réunification, c’est l’extinction du statut. Bref, la logique du donnant-donnant, c’est : fin de la dette contre fin du statut. Le rapport Spinetta ne formule pas ce lien de façon aussi « cash »; mais l’esprit est le même . Il reste assez général ou évasif sur la dette et le montant que l’Etat pourrait reprendre. Dans sa recommandation 13, il veut « évaluer la possibilité de traiter une part de la dette de SNCF Réseau, compte tenu des efforts de productivité qui seront engagés par ailleurs ». Pour lui, le traitement de la dette devrait « s’accompagner de dispositions interdisant pour l’avenir à SNCF Réseau de reconstituer une dette non soutenable. » Très bien. Mais on a connu « l’article 4 », cher à Claude Martinand, premier président de RFF, qui interdisait au gestionnaire d’infrastructure de se lancer dans des investissements dégradant ses comptes, et on a vu la dernière loi ferroviaire adopter une règle d’or qui n’empêche pas la dette de croître de trois milliards par an. Jean-Cyril Spinetta propose de durcir les dispositions de la règle d’or. Et compte sur la transformation de SNCF Réseau en SA pour empêcher l’entreprise « de s’endetter sans limite » (voir ci-dessus).
FD et MHP
Commentaire
En route !
Le rapport de Jean-Cyril Spinetta est la nouvelle pièce d’un puzzle qui commence à s’assembler et dessine le visage du transport de demain, tel que l’imaginent ou le dessinent nos dirigeants. Au-delà des mesures qu’il propose, presque toutes attendues, il participe à restreindre la part du ferroviaire dans les déplacements. A limiter son rôle dans le pays. A en enregistrer le déclin, et à l’accentuer.
Nouvelle pièce, pourquoi ? Le premier rapport Duron, Mobilités 21, invitait il y a cinq ans à marquer le pas dans les grands investissements, surtout ferroviaires. Puis sont venus les bien nommés cars Macron. Le second rapport Duron invite à en finir avec les espoirs mal placés dans le report modal. A cela s’ajoute un thème de plus en plus insistant, celui de la révolution technologique du véhicule autonome, et de la place que peut prendre la voiture réinventée. Cette place future est bien difficile à évaluer aujourd’hui. Elle est pourtant inscrite comme un horizon dans la lettre de mission de Jean-Cyril Spinetta. Un nouvel avenir radieux, pour mieux tourner la page d’un présent décevant.
On ne va pas dénoncer pour autant un complot antiferroviaire. Ce serait ignorer la réelle révolution des usages, apparue depuis peu, que représentent l’autopartage et le covoiturage, qui ne sont pas nés du cerveau d’un énarque anticheminot. Et on ne peut pas masquer les faiblesses extrêmes du ferroviaire : réseau mal entretenu, services déficients, coûts énormes.
La fin d’un vieux monde…
Jean-Cyril Spinetta demande que l’on recentre le chemin de fer sur sa zone de pertinence. Il est loin d’être le premier à le faire. C’est même devenu un petit refrain. Sa zone ? Ses zones plutôt. Pour les voyageurs, c’est le mass transit en Ile-de-France et autour des métropoles ; et c’est la desserte à grande vitesse de celles-ci. Pour le reste, circulez. En voiture de préférence. On a connu quelque chose qu’on appelait le train, qui convenait bien à la desserte de l’ensemble du territoire. C’était il y a longtemps. Ce rapport enregistre la fin du train. On va plutôt connaître le TGV d’un côté, le RER de l’autre, ou le RER des métropoles que Philippe Duron demande dans son rapport. Entre les deux, le risque que le vieux désert français se fasse un désert ferroviaire aussi.
… la fin de « la » SNCF
« La ». La disparition de l’article devant les quatre lettres est voulue par le marketing depuis des années. Cela ne doit plus être un sigle, mais une marque. C’est depuis 2014 inscrit dans la loi. SNCF ne veut plus dire Société des chemins de fer français. C’est le nom d’une entreprise dont la mission n’est plus liée à un métier. Emmanuel Macron l’a dit aux cheminots, en des termes qui sont précisément ceux des dirigeants de la SNCF. « Pour moi, l’avenir de SNCF, c’est d’être le grand opérateur de référence des solutions de mobilité à travers la France et l’Europe. » Quel rapport avec les recommandations de Spinetta ? La segmentation des marchés et des parcours dans le ferroviaire, le recours à la multimodalité, forcent à l’assemblage de ces parcours. Et SNCF fournit un énorme effort pour être cet assembleur. A raison d’ailleurs.
Mais ce qu’on peut aussi attendre de l’opérateur historique, c’est qu’il progresse dans le savoir-faire du cœur de métier. On se souvient du constat de Jacques Rapoport, venu de la RATP et découvrant une « SNCF pas assez câblée informatique ». SNCF Réseau s’ouvre maintenant à des partenaires privés pour des opérations recourant aux technologies nouvelles. Ces technologies pourraient bien permettre une maintenance du réseau beaucoup moins coûteuse et plus efficace. Bâtir un réseau intelligent. Après tout, il n’y a pas que la route qui puisse être intelligente. Mais, alors que la DB a engagé son programme Bahn 4.0, la SNCF n’en est pas là et Spinetta n’en fait pas une priorité. Dommage, soupirent des bons connaisseurs du ferroviaire, pour qui un tel programme peut « réconcilier ceux qui pensent que le train coûte trop cher et ceux qui pensent qu’il a un avenir ».
L’enterrement de jeunes espoirs
Le rapport Spinetta, c’est aussi le glas du Grenelle de l’environnement. Il n’a pas deux siècles comme le train ou 80 ans comme la SNCF, mais on dirait qu’il appartient à une époque révolue. Il y a à peine plus de dix ans, le Grenelle avait affirmé une forte ambition ferroviaire, au nom du développement durable. Le processus, conduit par Jean-Louis Borloo, avait, c’est vrai, débouché sur un catalogue de projets dépassant les espoirs les plus fous des ferroviphiles les plus atteints. Le développement d’autoroutes ferroviaires de plaine a fait partie de ces bizarreries.
On savait qu’il faudrait passer les projets au crible. On l’a fait, une fois, deux fois, trois fois. Assises du ferroviaire, rapport Duron 1, rapport Duron 2. Au bout du compte il ne reste plus grand-chose des ambitions de développement. Jean-Cyril Spinetta a été chargé penser l’avenir du transport ferroviaire. En fait, il s’est penché sur l’avenir qu’il lui reste. Un avenir tracé par le fort développement des métropoles. Les desservir. Les relier. En accompagnant ce mouvement de métropolisation, la SNCF risque de le renforcer. Des métropoles qui gonflent, des villes moyennes qui meurent. Est-ce inéluctable ? Il ne revient pas à un transporteur de définir la politique d’aménagement du territoire. A un gouvernement, si. Le rapport Spinetta l’y aide-t-il ? Et le gouvernement s’en soucie-t-il ?
Le risque d’un cocktail détonnant
La grève de 1995 est née de la conjonction d’au moins deux projets du gouvernement. Un contrat de plan programmant – donnant donnant – des suppressions massives d’emplois à la SNCF contre son désendettement. Et le plan Juppé de réformes des retraites. A quoi on peut ajouter la révélation de plans très importants de suppression de lignes ferroviaires… Le cocktail d’aujourd’hui est plus fort encore. Extinction du statut, filialisation du fret, concurrence dans le TER et le TGV, suppression de toute une partie du réseau, et réforme des retraites à l’horizon… Les gouvernants sont avertis. Pourquoi prennent-ils ce risque ? Peut-être pensent-ils que depuis 1995, le monde a radicalement changé, que les questions de statut n’ont plus cours en pleine ubérisation, que la force symbolique du monde cheminot n’est plus la même… Spinetta a fait des propositions. Il se dit qu’elles ont été amendées avant publication par Elisabeth Borne. Elles vont maintenant passer à nouveau par le filtre du gouvernement menant une concertation puis, dans le cadre du projet de loi sur les mobilités, par celui du Parlement. En l’état il n’est pas étonnant. Il est détonnant.
FD
Il y a 7 années - Dumont
Il y a 7 années - Dumont