Hervé Le Caignec, le président de Lisea, a expliqué à VRT pourquoi la société concessionnaire de la liaison à grande vitesse Tours-Bordeaux veut construire un centre de maintenance. Selon lui, les difficultés d’accès au matériel roulant et à des centres de maintenance bloquent l’ouverture à la concurrence.
Ville, Rail & Transports : Vous n’avez pas encore réussi à attirer un autre opérateur que la SNCF sur la liaison Tours-Bordeaux. Comment l’expliquez-vous?
Hervé Le Caignec : Aujourd’hui, ce que l’on constate, c’est que la concurrence ne profite qu’aux opérateurs historiques dans le cadre de l’ouverture des services librement organisés. C’est vrai pour les TGV, mais aussi pour les Intercités et les trains de nuit. Car lorsque de nouvelles sociétés se créent pour exploiter des trains de nuit ou des Intercités, elles se heurtent à deux grosses barrières : l’accès au matériel et la maintenance.
Dans la grande vitesse, l’exemple le plus abouti se trouve en Espagne, où le gestionnaire des infrastructures a décidé d’ouvrir son réseau à d’autres opérateurs que la RENFE. La SNCF a ainsi pu lancer des services ferroviaires et un autre opérateur, issu d’un partenariat entre une compagnie aérienne et Trenitalia, va arriver très bientôt. On voit déjà qu’en Espagne, la concurrence a permis le développement de l’offre de façon très significative, avec une baisse des prix. La demande est au rendez-vous et il y a un très fort taux de remplissage des trains. Mais, à la différence de la France, les péages sont peu élevés car les contributions publiques en faveur du financement des infrastructures sont plus élevées en Espagne.
En France, l’axe Paris-Lyon (desservi depuis décembre par Trenitalia) ne dispose que de peu de capacités disponibles. Pourtant Trenitalia va proposer à très court terme deux allers-retours supplémentaires par jour, soit un total de 5 allers-retours quotidiens. Cela montre que l’arrivée de nouveaux opérateurs est possible même en France où les péages sont plus élevés. On voit donc, avec ces deux exemples, qu’un péage n’est pas un repoussoir car tout le monde est sur un pied d’égalité. Mais ce n’est possible qu’avec des opérateurs historiques qui disposent de matériels roulants importants. Et si cela ne les oblige pas à aller dans le centre de maintenance d’un opérateur concurrent.
VRT : Toutes ces conditions sont-elles réunies en Espagne ?
H.L.C. : En Espagne, des constructeurs de matériel roulant ont des centres de maintenance, ce qui n’est pas le cas en France.
Pour faire rouler des Ouigo en Espagne, la SNCF n’a pas acheté de matériel mais a fait le choix d’en prendre en France. Elle a donc réduit son activité dans notre pays.
De son côté, sur la ligne Paris-Lyon, Trenitalia peut faire rentrer ses rames tous les jours en Italie pour accéder à ses centres de maintenance. On voit bien que l’accès au matériel et à des centres de maintenance sont les deux conditions permettant d’ouvrir le marché à la concurrence. Nous avons fait ce constat depuis longtemps. C’est pourquoi, il y a deux ans, nous avons décidé de construire un centre de maintenance que nous mettrons à la disposition des opérateurs.
VRT : Avez-vous choisi le lieu d’implantation du centre de maintenance que vous voulez ouvrir ?
H. L. C. : Nous avons commencé par regarder toute la zone de Bordeaux pour voir si la SNCF pouvait mettre à notre disposition une parcelle qui serait raccordée au réseau ferroviaire. Aujourd’hui nous cherchons un site par nous-mêmes. Nous avons quelques pistes. Il faut que le site soit le plus près possible d’une extrémité de la desserte pour que le trajet de la rame soit le plus court possible. Donc soit en Ile-de-France, ce que nous avons finalement exclu car la région est totalement saturée. Soit dans la zone de Bordeaux. Marcheprime est une des options. Ce centre de maintenance pourrait servir par exemple à Railcoop ou à un autre opérateur voulant aller vers Marseille, Toulouse ou le Massif Central.
VRT : Comment fonctionnera ce site ?
H. L. C. : Ce centre de maintenance devra être conçu de façon à être multi-opérateurs, prenant en compte les différents besoins d’opérateurs partageant le même site. Autrement dit, il devra proposer des voies dédiées à chacun d’entre eux, voire des voies pour stationner dans l’enceinte. Et l’accès au centre devra être géré par le gestionnaire d’infrastructure et non pas par un des opérateurs. Dans un premier temps, il y aura un bâtiment et le centre sera modulable. Notre atelier devrait avoir la capacité de recevoir au minimum une vingtaine de rames. Plus tard, un second bâtiment pourra être ajouté. Aujourd’hui, rien n’est figé. Nous réalisons des études de faisabilité avec différentes options.
Nous ne voulons surtout pas devenir opérateur de maintenance, nous voulons simplement construire le site. La maintenance pourra être effectuée par un opérateur lui-même, ou un constructeur, ou encore un loueur de trains. Nous regardons d’ailleurs s’il est possible que des ROSCO se créent en France (sociétés de location de matériel roulant, ndlr). Les ROSCO représentent sûrement une des clés pour développer à l’avenir la concurrence.
Nous ne sommes pas les seuls à chercher des solutions pour lever les barrières. C’est aussi le cas par exemple de Getlink qui souhaite créer une Rosco pour louer des rames à des opérateurs. C’est aussi ce qu’on nous avons dit dans le plaidoyer signé fin février lors du sommet européen du rail, visant à développer le report modal. Le fait de pouvoir mettre à disposition un centre de maintenance va dans ce sens.
VRT : Quel est votre calendrier et quel est l’investissement prévu ?
H. L.C. : Notre site de maintenance devrait être disponible en 2026 car il faut compter le temps d’acquérir le terrain, de suivre la procédure environnementale, de finaliser la conception, de lancer les appels d’offres pour la construction, puis de réaliser les travaux du bâtiment ainsi que ceux du raccordement au réseau (ceux-ci ne peuvent être réalisés que par Réseau qui doit l’inclure dans la programmation de ses chantiers).
L’investissement tournera autour de 80 millions d’euros. Nous souhaiterions trouver des partenaires. Pour l’instant, nous sommes seuls.
Nous discutons avec tous les opérateurs qui soulignent bien toute la difficulté de venir desservir l’ouest de la France sans disposer de centre de maintenance. Et nous discutons avec des investisseurs qui se montrent intéressés car ils voient que le marché français est attractif même si les péages sont plus chers.
Nous prenons un risque mais nous sommes persuadés qu’il y a beaucoup d’utilisateurs potentiels, qu’il y a un marché. Si on veut doubler le trafic ferroviaire, il faut pouvoir acheter du matériel et accéder à des sites de maintenance. Tous les signaux sont au vert. Il faut aussi espérer que l’Etat mette plus d’argent dans la rénovation du réseau. Car les trains doivent rouler sur des voies ferrées en meilleur état.
VRT : Combien d’opérateurs espérez-vous sur Tours-Bordeaux?
H.LC.: Je ne pense pas qu’on puisse voir rouler 5 ou 6 opérateurs sur cette ligne. De façon réaliste, je pense qu’un seul opérateur (en plus de la SNCF) pourrait desservir notre ligne. Quand on regarde de près ce qui s’est passé en Italie, on voit que seul NTV s’est risqué à venir en proposant un plan de transport assez substantiel. Ce devrait être la même chose sur notre ligne : l’opérateur qui viendra devrait proposer une offre assez substantielle. On peut aussi envisager la venue d’un opérateur proposant des dessertes saisonnières comme celles qui avaient été lancées par Thalys entre Bruxelles et Bordeaux. Ou encore imaginer des lignes jusqu’aux stations de ski des Pyrénées.
VRT : La SNCF a réduit ses dessertes et se plaint de perdre de l’argent sur cette ligne. Est-ce un risque pour Lisea ?
H. L. C. : Dans les années 2017, 2018 et 2019, la SNCF a augmenté son offre et annoncé une hausse du trafic passagers. Donc cette liaison marchait bien. Puis il y a eu la crise sanitaire en 2020 et 2021. Aujourd’hui, les signes du marché montrent que, lorsque nous serons totalement sortis de la crise sanitaire, le trafic reviendra. Le nombre d’allers-retours est actuellement un peu en baisse. Mais nous sommes convaincus que la SNCF va augmenter ses fréquences. Paris-Bordeaux est la deuxième ligne la plus fréquentée de France
Les habitudes de déplacement vont changer avec le télétravail. Mais ce qui compte, c’est la demande globale. Les experts pensent que la demande globale de mobilité va continuer à augmenter sur le long terme.
Nous ne sommes pas inquiets car, même si nous assumons le risque trafic complet, nous avons une concession longue. Il y a des moments où il y a moins de trafic. Nous continuons à travailler avec SNCF Réseau mais aussi avec SNCF Voyageurs pour que la ligne soit plus performante. Le potentiel est important.
Nous nous intéressons également au retour d’expérience avec l’AGIFI (Association française des gestionnaires d’infrastructures indépendants) et SNCF Réseau. Nous avons ainsi développé des outils sur les données de l’infrastructure et faisons appel à l’intelligence artificielle pour arriver à mieux comprendre les éléments de l’infrastructure et son comportement après des opérations de maintenance, dans le but d’être plus performant et de réaliser des économies.
VRT : Proposez-vous des péages moins élevées aux nouveaux opérateurs qui voudraient desservir Tours-Bordeaux ?
H. L. C. : Oui. Nos tarifs sont publiés dans le document de référence du réseau, qui est validé par SNCF Réseau. Nous envisageons d’ailleurs de diminuer encore ces frais de péages d’un peu plus de 20 % pour les nouveaux opérateurs car il y a un vrai coût de démarrage.
SNCF Voyageurs pourra aussi en profiter si, demain, une de ses entités décide de lancer une nouvelle desserte. Par exemple, si Eurostar propose une desserte entre Bordeaux et Londres, la compagnie bénéficiera de cette aide au démarrage non seulement de la part de Lisea, mais aussi de celle de Getlink et de SNCF Réseau, chacun pour le tronçon qu’il gère.
Propos recueillis par Marie-Hélène Poingt
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