Le secteur du transport public connaît de multiples métamorphoses : croissance urbaine, ouverture de nouveaux marchés, nouvelles concurrences, arrivée de technologies nouvelles, spectre des Gafa… Face à ce constat, Jean-Pierre Farandou, PDG de Keolis, invité du Club VR&T, a expliqué comment il comptait assurer l’avenir de son groupe.
Jean-Pierre Farandou dresse l’état des lieux. Le secteur des transports publics est confronté à l’arrivée de nouveaux concurrents. Uber s’intéresse au transport collectif et se positionne comme un opérateur de transport public. L’entreprise américaine a signé un accord avec l’agglomération de Nice pour assurer des transports collectifs dans les quartiers mal desservis par les bus et lève des fonds auprès d’acteurs puissants pour se développer. Toyota a ainsi investi 500 millions d’euros dans Uber. De son côté, le constructeur Daimler a racheté une entreprise de VTC pour, lui aussi, mettre un pied dans le transport partagé. Les Gafa s’intéressent également au secteur. Google a passé des accords avec Renault-Nissan-Mitsubishi pour équiper leurs véhicules avec ses applications. La frontière entre transports publics et privés s’estompe. Pour proposer de nouveaux moyens de transport, l’imagination est sans limite, on voit apparaître des solutions de plus en plus originales, comme des taxis drones déjà testés en Chine. En matière d’énergie, les choses bougent aussi. La loi énergétique commence à produire ses effets. Certaines agglomérations prévoient d’acheter des équipements 100 % propres, et des gouvernements veulent interdire le diesel, à l’horizon 2025 pour la Norvège, 2030 pour la Suède. Et le premier train à hydrogène a circulé en Basse-Saxe, en Allemagne.
Jean-Pierre Farandou évoque ensuite l’histoire de la mobilité. Rappelant qu’on est passé d’un XIXe siècle où le train dominait en utilisant la vapeur, pour arriver à l’émergence de la voiture individuelle roulant au pétrole au XXe siècle. Siècle au cours duquel débutent l’automatisme industriel et l’informatique et où en termes sociétaux régnaient l’individualisme, la liberté et le plaisir. Au XXIe siècle, la révolution de la mobilité s’accélère. La première décennie est marquée par l’arrivée du mass transit, la création de métros partout dans le monde pour répondre à l’urbanisation, puis sont arrivés les métros automatiques et la voiture partagée sous forme d’autopartage, de covoiturage ou de VTC. Sur les dix premières années de ce siècle, on a assisté à l’essor de l’électronique et du digital. Nous entamons une nouvelle révolution, où les modes de transport se multiplient, où l’on parle de modes doux et où le développement de la voiture partagée s’accélère. Pour le PDG de Keolis, la métropolisation en cours nécessite qu’on aide les gens à se déplacer, mais il constate qu’on n’a pas encore traité les problèmes de transport en commun en zones rurales. « Si l’un des enjeux des transports est de répondre à la métropolisation et à la construction de mégapoles, il ne faut pas oublier les territoires déshérités », prévient-il. Ces dernières années, on a aussi assisté à l’arrivée des algorithmes, de la data, du digital et des nouvelles technologies. Avec ces progrès se pose la question de la place de l’Homme. La robotisation, après avoir supprimé des postes d’ouvriers, va-t-elle substituer des machines aux métiers du savoir ? En matière d’énergie deux écoles s’affrontent. Pour l’une, la rareté va devenir un problème et on se déplacera moins, tandis que l’autre a confiance dans la capacité de trouver de nouvelles sources d’énergie abondantes.
Face à cette situation, Jean-Pierre Farandou s’interroge sur la façon dont il peut anticiper et éviter de subir. « Sur le mass transit nous avons la capacité de transporter plus de monde de manière fiable. Keolis est un des leaders mondiaux du métro automatique. On peut décliner le mass transit sur le RER ou le tramway où nous sommes leader mondial. Le BHNS, nous savons faire aussi. Mais nous sommes aussi capables de proposer des services innovants. Pour la voiture partagée, comme nous n’avons pas la puissance des Gafa, nous sommes partis tôt, en mode pionnier. Nous avons pris une participation dans les navettes autonomes Navya pour comprendre, apprendre, et nous opérons un service de navettes à Lyon, dans le quartier de la Confluence. Nous avons aussi des expérimentations en cours à la Défense, dans un environnement piéton, à Las Vegas où notre navette circule en voie ouverte, au milieu des voitures, en Australie, en Angleterre, au Québec… Partant du principe que les véhicules autonomes seront plus pertinents s’ils sont partagés, ce qui nécessite d’utiliser des algorithmes pour optimiser leurs déplacements, Keolis a pris une participation dans une start-up israélo-américaine, VIA. Nous sommes leur partenaire en France et en Australie. Nous apprenons le métier de la voiture partagée… » Et, reconnaît-il « pas toujours avec succès » : il revient sur l’expérimentation de véhicules partagés lancée à Paris avec LeCab, une autre start-up partenaire avec laquelle Keolis proposait du VTC partagé à cinq euros la course. Pour être à l’équilibre, il aurait fallu avoir plus de deux personnes à bord. Mais, malgré la montée en puissance du service, Keolis n’est pas parvenu au point mort et a décidé de suspendre ce service qui lui coûtait cher.
En matière d’énergie, Keolis s’intéresse à l’électricité sous toutes ses formes, mais aussi au GNV et au biogaz qui réconcilie énergie et écologie. « Dans les agglomérations qui se dotent de centrales de méthanisation, on peut faire circuler les transports avec du carburant issu des déchets, cela permet de mettre en place une économie circulaire et d’être moins dépendants des importations énergétiques. » L’hydrogène intéresse aussi l’entreprise qui suit de près la mission trains à hydrogène du député Benoît Simian. Concernant le digital, Keolis, conscient que l’attractivité des transports publics passe par un accès simple et facile aux réseaux pour les clients, a développé la solution « plan-book-ticket », pour acheter des titres de transport, s’informer, valider. Mais le service le plus innovant lancé par l’entreprise, c’est l’open payment mis en place à Dijon. Dans le tramway, il suffit de passer sa carte bancaire devant le valideur pour payer son titre de transport. Le service connaît déjà un grand succès et a conquis 35 % de voyageurs supplémentaires.
L’opposition des transporteurs classiques aux Gafa/Uber commence à être connue. Mais, remarque le PDG de Keolis, les autorités organisatrices semblent la regarder de loin, alors qu’elles ont toutes les raisons, elles aussi, de se méfier des Gafa. « S’ils rentrent dans les territoires, dans cinq ans, ils connaîtront mieux les transports et les priveront de la connaissance des déplacements, met-il en garde. Les Gafa sont des monstres technologiques très puissants. Selon qui va gagner, l’avenir de Keolis ne sera pas le même. Si les Gafa gagnent, il y a du souci à se faire. Il nous restera les métros. Aussi espère-t-on que les autorités organisatrices résisteront et que les valeurs humanistes prévaudront. On se battra contre des approches mécaniques et froides de l’organisation du monde », assure M. Farandou qui regrette aussi qu’on ne défende pas assez l’apport des transports publics dans notre société. « On oppose nouveau monde porteur de modernité et de progrès et ancien monde, supposé lourd, et coûteux. Mais à l’étranger, on envie nos transports collectifs. On offre un service de grande qualité, il faut le dire. Le mass transit, on ne peut pas s’en passer. Uber ne peut pas le remplacer et serait de toute façon plus coûteux que les transports publics » note-t-il avant d’ajouter : « Il faut faire la promotion de nos activités en termes de qualité de service, d’emplois offerts. Des emplois mieux protégés et avec davantage de protection sociale que ce qu’Uber propose. De plus, à l’export, il y a peu de secteurs où trois des quatre premières entreprises mondiales sont françaises. Et ces entreprises entraînent toute une filière, tout un écosystème qui bénéficie du fait que nous sommes en pointe. Il faut le dire, valoriser nos métiers et ce que nous apportons. »
Interrogé sur la façon dont Keolis s’est développé et entend continuer à le faire, le PDG détaille : « Au départ nous avons exploité notre savoir-faire français pour gagner des marchés à l’étranger, puis nous sommes arrivés à une phase où l’international nous a permis de nous développer à l’international. La troisième phase pourra être de gagner des marchés en France en important ce qu’on aura appris à l’international. » Pour les années à venir, Keolis prévoit de se renforcer dans les territoires où il est présent : les Etats-Unis, le Canada, l’Europe du Nord, la Chine, l’Inde, ou encore l’Afrique de l’Ouest où Keolis a des projets, à Dakar et à Abidjan. « Le continent africain ayant une démographie galopante, il est important d’y avoir une référence, une expérience pour pouvoir ensuite aller sur d’autres villes », précise le dirigeant qui veut développer le mass transit partout où c’est possible. Et donc en Chine. « Nous avons eu la chance de rencontrer le président du métro de Shanghai au moment où il avait besoin de métro automatique et cherchait un partenaire. On s’est choisi, et on a créé ensemble une joint-venture pour réaliser des lignes de métro automatique et de tramway. Etre en Chine, nous ouvre un potentiel énorme. Le grand Shanghai a un projet de 1 000 km de tram. Nous sommes bien positionnés pour en obtenir quelques-uns et nous servir de cette expérience pour gagner des marchés sur les zones d’influence chinoises, en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud. »
En France, Keolis va saisir l’opportunité offerte par la fin du monopole de la RATP pour tenter de croître en Ile-de-France. L’opérateur de transport s’intéresse aussi aux petites villes. « Il faut s’occuper des 40 % de la population qui vivent en zone rurale. Keolis a l’ambition de le faire, en proposant de mutualiser les transports qui y existent déjà. L’une des clés de la solution, c’est le partage. On pousse le concept d’agréger les lignes régulières de cars, de transports scolaires en l’ouvrant à d’autres, en développant le covoiturage, voire en partageant les transports sanitaires effectués en véhicules sanitaires légers… Si on met en commun la capacité de transport existante, on a déjà quelque chose de mieux en matière de transport collectif pour pas trop cher. Améliorer les transports dans ces zones fait partie de notre métier. »
D’ailleurs Keolis se définit comme un pionnier, militant de la mobilité publique, à même de répondre aux besoins de vivre dans un monde meilleur.
Interrogé sur la gratuité des transports, le PDG de Keolis s’y dit clairement opposé. « Les transports ont besoin de recettes. Les ventes de billets représentent 15 à 20 millions d’euros pour une ville moyenne et jusqu’à trois milliards pour Paris. Si ce n’est pas l’usager qui paye, c’est le contribuable. » Il constate que certaines villes ont mis en place la gratuité en utilisant le versement transport, et critique : « C’est un peu scier la branche sur laquelle on est assis. Le Medef ne paye pas le VT pour qu’on offre la gratuité, mais pour donner les moyens d’investir. » Le risque étant de voir le VT remis en cause, alors qu’il représente sept milliards sur les 21 dont les transports collectifs ont besoin. En période de précampagne électorale des municipales il met en garde : « Il y a un risque de démagogie à proposer les transports gratuits. »
Que pense M. Farandou de la loi LOM ? « Elle nous inquiète concernant l’ouverture des données. Ce n’est pas les transmettre aux start-up qui nous gêne, mais ce qu’en feraient les Gafa qui les récupéreraient gratuitement… alors que les produire nous coûte de l’argent. Si tel était le cas, les Gafa risquent de nous reléguer au rôle de production du service, alors qu’on a investi pour offrir des solutions digitales. Il faut une régulation de l’accès à la donnée, sans quoi des centaines de millions d’investissements pourraient être saccagés par l’arrivée de nouveaux entrants qui auront la vie facilitée par cette ouverture. Nous nous sommes battus pour faire entrer la notion de propriété intellectuelle dans la loi Lemaire. Si on n’arrive pas à se protéger, on n’investira plus, ou seulement dans les pays où les données seront protégées. » Mais le dirigeant de Keolis apprécie que cette même loi prévoie que toute partie de territoire soit rattachée à une autorité organisatrice. « C’est une bonne chose, car il n’y a pas de transport public intelligent sans AO, sans élus pour les organiser. Dans le cas contraire, ce serait le monde de la jungle où seul l’intérêt privé prévaudrait. »
Keolis qui était peu présent dans le rail a gagné en crédibilité en remportant l’important marché du ferroviaire au pays de Galles. « Nous avions quelques opérations en Allemagne, aux Pays-Bas et à Boston. Mais sur le marché britannique, nous étions minoritaires sur nos franchises et insuffisamment reconnu. C’est pourquoi nous nous sommes alliés avec Amey pour gagner DLR, le métro aérien de l’est de Londres, puis le tram de Manchester avant de remporter le plus gros contrat de notre histoire : l’exploitation, la maintenance et la rénovation de la totalité du réseau ferroviaire du pays de Galles. » Un marché de six milliards répartis sur 15 ans. « Cela nous permet de changer de dimension et de nous renforcer à la fois au Royaume-Uni et dans le ferroviaire », prévoit le patron de Keolis.
Valérie Chrzavzez-Flunkert