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Ewa

« On peut dépasser le million de cyclistes quotidiens en Ile-de-France » selon Pierre Serne

Pierre Serne

Le vélo est en train de connaître une irrésistible montée en puissance un peu partout sur notre territoire avec le lancement de pistes cyclables provisoires pour inciter les Français à enfourcher une bicyclette plutôt que de prendre le volant. Et pour suppléer les transports publics souvent désertés par crainte de la pandémie.

Plus de 1000 km de « coronapistes » (une appellation pas forcément appréciée par les défenseurs de la petite reine) sont attendus d’ici la fin du mois dans tout le pays. A Paris, 50 km devraient être créés d’ici l’été. Déjà, la très symbolique rue de Rivoli offre sur une partie de son parcours des scènes incroyables avec d’innombrables vélos sur trois voies réservées aux cyclistes et des voitures particulières interdites.

« Pour la première fois, l’argent n’est pas un problème » se félicite Pierre Serne, le président du Club des villes et des territoires cyclables, qui a répondu aux questions de VRT. Egalement conseiller régional écologiste, il est chargé de coordonner les initiatives locales.

 

Ville, Rail & Transports. Quelle mission vous a confié la ministre de la Transition écologique ?

Pierre Serne. Après une discussion informelle avec Elisabeth Borne à propos des pistes cyclables provisoires qui commençaient à voir le jour dans plusieurs villes à l’étranger, la ministre m’a demandé, de façon informelle, de m’en occuper. Puis elle a publié un communiqué sur un plan vélo précisant qu’elle me demandait d’en assurer la coordination au niveau national. En tant que président du Club des villes et territoires cyclables, je suis chargé de coordonner les initiatives prises par les collectivités pour mettre en place des pistes cyclables provisoires.

VRT. Qu’appelle-t-on une piste cyclable provisoire ?

P. S. A ce stade, il n’y a pas de définition légale très contraignante. L’idée, c’est quand même qu’il y ait une séparation physique et que la piste se voit clairement. Quand on voit de simples bandes, on n’a pas affaire à une vraie piste cyclable provisoire.

Jusqu’à présent pour réaliser une piste cyclable sur une voie à grande circulation, il y avait un partage des compétences entre le préfet et le maire. Désormais, c’est le maire qui a seul la prérogative. Et si le préfet estime qu’il y a un danger, il reprend la main. Il y a donc un principe d’autorisation administrative préalable et un contrôle a posteriori par le préfet. Comme nous recevons beaucoup de photos, de vidéos et de remarques sur ces pistes, nous pouvons assurer une veille.

VRT. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

M. V.  Nous avons constitué un groupe de travail informel avec le coordinateur ministériel vélo, les grandes associations cyclistes et l’Union sport et cycle, le syndicat professionnel de la filière qui regroupe les équipementiers, les distributeurs… L’Ademe et le Cerema y contribuent aussi. Notre travail est hyper-collaboratif.

En un mois, nous avons édité un guide des recommandations pratiques et des aides à la réparation. Et nous avons réussi à obtenir des décisions politiques que nous attendions depuis longtemps.

Nous avons discuté avec des élus de territoires non urbains avec qui nous n’avions encore jamais parlé de politiques vélo, ce qui me paraît très intéressant. Nous travaillons aussi avec des communautés de communes dans des zones rurales ou semi-urbaines qui nous demandent de l’aide pour faire des aménagements cyclables. Et cela, quelles que soient leurs couleurs politiques. Nous bénéficions également du soutien absolu du GART car il va falloir remplacer les transports publics pendant un moment.

VRT. Que vous demandent plus précisément ces collectivités ?

P. S. Certaines villes comme Paris, Strasbourg ou Nantes n’ont pas besoin de nous et de notre appui technique. De multiples initiatives voient le jour. Lyon par exemple a décidé de réserver des rues seulement aux piétons et aux vélos, et d’autres uniquement aux voitures.

Mais un certain nombre de collectivités, qui n’ont pas mis en place de politique vélo ou ne disposent pas d’un service mobilité développé, doivent être accompagnées sur des questions budgétaires et d’ingénierie. Une circulaire a été prise pour que la dotation de soutien aux investissements locaux (DSIL) puisse être utilisée. Un milliard d’euros par an répartis entre les préfets permet d’apporter aux collectivités une aide aux investissements. On peut aussi puiser dans les 20 millions d’euros des budgets des certificats d’économie d’énergie. A cela s’ajoutent les 50 millions d’euros annuels du fonds national vélo (à la réserve près que ce budget doit plutôt être consacré à des aménagements plus conséquents).

VRT. Il y a donc suffisamment d’argent ?

P. S. C’est la première fois qu’en coconstruisant une politique avec l’Etat, la question budgétaire n’est pas un frein préalable.

Finalement, cette nouvelle politique vélo ne va coûter que quelques dizaines de millions d’euros. Ce n’est pas grand-chose par rapport à la crise. Aujourd’hui, chacun fait ses comptes et là on parle en milliards d’euros…

VRT. Quel est le potentiel du vélo ?

P. S. Les transports publics vont fonctionner en mode dégradé pendant un bon moment. Il faut trouver d’autres moyens de déplacements. En Ile-de-France, on compte 5 millions de voyages en transports collectifs chaque jour. Si on ne peut plus en transporter qu’un million, il faut trouver des solutions pour les quatre autres millions.

Si tout le monde prend sa voiture, il y aura de tels blocages que ça ne passera pas. Le vélo est une solution souple et adaptable. Si on se rend compte qu’un itinéraire n’est pas pertinent, on peut facilement l’adapter.

Ce mode représente un énorme potentiel. Plus de la moitié des trajets en Ile-de-France font moins de 5 km. Pendant la dernière grève, on a constaté une multiplication par quatre ou cinq du nombre de cyclistes alors qu’on était en hiver.

Actuellement il y a une ruée sur les achats de vélos, en particulier sur les vélos électriques et on ne compte pas moins de 15 jours de rendez-vous chez les réparateurs cyclistes. On parle de 400 000 cyclistes quotidiens en Ile-de-France. Je pense qu’on peut dépasser le million de cyclistes quotidiens.

VRT. Combien de kilomètres de pistes cyclables pourraient être réalisés ?

P. S. Des centaines de kilomètres de pistes cyclables provisoires sont en train de se mettre en place dans des départements et des communes de petite couronne en Ile-de-France. Des villes créent des pistes pour relier les grands axes.

Je pense qu’on peut dépasser les 1 000 km de pistes cyclables avant la fin mai. 

Nous essayons de centraliser toutes ces réalisations pour les cartographier sur une carte unique. Nous sommes en train de voir comment agréger tout ça. Il faudra aussi contrôler ces pistes. Et être hyperattentif à la sécurité car on va voir arriver plein de nouveaux cyclistes.

VRT. Quels sont les problèmes à éviter selon vous ?

P. S. Comme il y aura de plus en plus de vélos et de plus en plus de voitures, les risques d’accidents et de conflits d’usages peuvent se multiplier. Il faudra aussi prêter attention à d’éventuelles ruptures d’itinéraires.

Au départ, je pensais qu’il faudrait mettre en place une instance jouant le rôle d’arbitre. Les autorités organisatrices des transports ont finalement été chargées d’assurer la cohérence des dispositifs avec les préfets et cela se passe plutôt bien.

VRT. Quel est le coût de réalisation d’une piste cyclable temporaire ?

P. S. Le Club des villes cyclables a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour savoir ce que les villes comptaient faire. C’est difficile d’évaluer les coûts car les collectivités évoquent de 15 000 à 100 000 euros le kilomètre de piste cyclable provisoire. Notre estimation retient une moyenne à 30 000 euros le kilomètre. C’est un montant soutenable. 

VRT. Derrière ces politiques vélos, c’est toute la physionomie urbaine qui risque de changer…

P. S. La physionomie urbaine devrait changer et la physionomie périurbaine aussi. Que ce soit entre deux bourgs, sur des départementales ou sur des voies qui étaient vraiment des routes. C’est très nouveau. Pour moi, c’est le début de la sortie du vélo des centre-villes.

VRT. Que va-t-il advenir de ces pistes provisoires ?

P. S. Je pense que la plupart des pistes provisoires peuvent devenir pérennes. Si on se rend compte que ça n’a pas été fait au bon endroit, on s’adaptera. Mais l’essentiel a vocation à rester.

VRT. Quelles sont les mesures pour pousser les Français à pédaler ?

P. S. J’avais demandé un accompagnement social. 10 millions de vélos dorment dans les caves. Si les gens les ressortent, il faudra les remettre en état. D’où la décision actuelle de l’Etat de verser 50 euros directement aux réparateurs de vélo pour une remise en état. Nous demandons en plus des aides à l’achat dans le cadre de la loi de finances rectificatives. Certaines collectivités veulent aussi doubler l’aide à la réparation.

VRT. Quels seront les effets pour la filière vélo ?

P. S. La dynamique est enclenchée et toute la filière économique va en profiter. Il y aura peut-être des bugs mais j’ai l’impression qu’on a presque réussi !

Propos recueillis par Marie-Hélène POINGT


Quels budgets pour le vélo ?

La ministre de la Transition écologique a mis sur la table 20 millions qui permettront à l’Etat de prendre en charge 50 euros de frais si on fait réparer sa bicyclette chez un réparateur agréé, ainsi que des formations gratuites et une contribution à hauteur de 60 % pour les financements de parkings temporaires à vélos décidées par les collectivités. A cela s’ajoutent 50 millions d’euros annuels prévus dans le plan vélo annoncé en septembre 2018 et le budget ouvert dans le cadre de la dotation de soutien aux investissements locaux (DSIL).


Ewa

Avant le confinement… les Français bougeaient encore plus qu’on ne le croyait !

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L’Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020, réalisée par le Forum Vies Mobiles, fait apparaître un nouveau visage de la mobilité des Français. En moyenne, dans le monde d’avant le Coronavirus, un Français se déplaçait 10 heures par semaine et parcourait 400 kilomètres. Nettement plus que ce qu’on mesurait. Principale raison de la différence : en plus des déplacements domicile-travail, le Forum Vies Mobiles tient pleinement compte de la mobilité dans l’exercice même des métiers. Un changement de perspective qui conduit à des préconisations ciblées pour réussir la transition énergétique…

Les gilets jaunes ont mis la puce à l’oreille. Comme le dit Sylvie Landriève, codirectrice du Forum Vies Mobiles, le think tank de la SNCF, « on voyait, dans ce mouvement, de la mobilité partout : contre la diminution de la vitesse, l’augmentation du prix du diesel ou la perspective de la taxe carbone ». On se réunit sur les ronds-points, on met des gilets jaunes — tout cela, « c’est de la mobilité, c’est de la route ». Et pourtant, poursuit-elle, « ce n’est pas forcément ce qui a été retenu par les commentateurs ». Ou, plutôt, une interprétation s’est imposée : « il s’agirait de gens qui vivent éloignés de leur lieu de travail, loin des centres-villes, et que le couple augmentation du prix/diminution de la vitesse allait mettre dans une situation impossible. »

Or, dit Sylvie Landriève, « ça ne colle pas » : les gens qui se retrouvent sur les ronds-points, il y en a dans toute la France. Mais, si vivre dans le centre-ville est un problème en Ile-de-France, à Lyon ou dans d’autres très grandes métropoles, dans le reste du pays ça ne l’est pas. De plus, pour la plupart des emplois, ce n’est pas au centre-ville qu’on travaille : en Ile-de-France, les deux tiers des déplacements se font de périphérie à périphérie. Surtout, dit-elle, on s’est focalisé sur les déplacements domicile-travail. Mais on voit bien — et les verbatims des gilets jaunes le montrent — que ce qui compte aussi, ce sont les déplacements dans le cadre du métier.

D’où l’Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020 qu’a réalisée le Forum Vies Mobiles. Il y a pourtant déjà, dira-t-on, l’Enquête nationale transports et déplacements (ENTD), conduite par l’INSEE, qui tous les dix ans environ donne une photographie très précise des déplacements des Français, et dont la cinquième et dernière édition remonte à 2008 (les premiers résultats de l’enquête 2018-2019 étant attendus pour ce premier semestre). Pas question de la récuser. Seulement, remarque-t-on au Forum Vies Mobiles, cette série d’enquêtes qui sert depuis les années soixante à construire l’offre de transport a été conçue à une époque où les Français quittaient les campagnes pour aller s’installer et travailler en centre-ville, puis en première couronne, voire en deuxième couronne. Les données restent structurées par cette vision.

La nouvelle enquête change de point de vue. Et fait apparaître des résultats différents. Déjà, en ce qui concerne le nombre de kilomètres parcourus. Ce qu’on avait en tête, rappelle Sylvie Landriève, c’est qu’au XIXe siècle, on parcourait en moyenne 4 km par personne et par jour, alors qu’aujourd’hui, en France, on en est à 40, selon l’ENTD (à titre de comparaison, on en parcourt 80 aux Etats-Unis). Or, à l’issue de l’enquête du Forum Vies Mobiles, le chiffre fait un bond : en est à peu près à 60 km, en moyenne, ce qui ne reflète évidemment pas l’extrême disparité des déplacements. Avec par exemple, une différence forte entre les personnes qui ne travaillent pas et passent en moyenne sept heures par semaine dans les déplacements, et celles qui travaillent et y passent 12 heures.

Pourquoi une telle différence avec l’ENTD ? Pour commencer, relève-t-on au Forum Vies Mobiles, par hypothèse, dans l’enquête classique, les déplacements de plus de 80 km ne peuvent pas être des déplacements quotidiens. Les trajets domicile – travail Tours – Paris, Reims – Paris, ou Evry – Roissy ne sont donc pas pris en compte. Ils existent pourtant.

Qui plus est, l’enquête classique est construite autour d’une journée type. On enquête sur un jour de la semaine, et on considère que les déplacements des Français, pour les jours ouvrables de la semaine, c’est cinq fois la journée type. Mais, si on fait de la musique un jour ou du sport un autre et qu’on se déplace pour cela, cela n’apparaît pas. Bref, la journée type, à supposer qu’elle reste vraie pour le travail ne l’est pas pour les « déplacements latéraux ». Déplacements qui ne sont pas seulement liés aux loisirs, mais encore, par exemple, aux déplacements spécifiques liés aux enfants dans les familles recomposées.

C’est pourquoi le Forum Vies Mobiles a demandé aux personnes interrogées d’évaluer leurs déplacements non pas sur une journée type, mais sur deux semaines. Afin de prendre en compte tous les déplacements récurrents des adultes (à l’exception des vacances). Ce type de démarche s’inscrit dans la continuité de travaux de chercheurs ayant montré combien la réalité des parcours de chacun est complexe. Surtout, ce que la nouvelle enquête prend en compte, ce sont les déplacements dans le travail.

Pour prendre un exemple extrême, le chauffeur de taxi qui monte dans son véhicule en bas de chez lui le matin et en descend le soir en bas de chez lui, ne fait pas de déplacement domicile-travail. Ses déplacements ne sont pas pris en compte dans l’ENTD alors qu’il passe sa journée au volant. En fait, selon l’enquête du Forum Vies mobiles, 40 % de la population active se déplace dans le cadre de son travail (27 % — livreurs, chauffeurs, routiers, ambulanciers, etc. — le faisant au quotidien).

Ces déplacements sont comme effacés, alors qu’ils concernent des gens qui font une centaine de kilomètres par jour. On passe notamment à côté de tout un monde en plein développement, comme les livreurs à vélos liés à l’essor du e-commerce. A quoi s’ajoutent tous les gens qui ne peuvent se passer d’un véhicule. « Il y a 50 ans, on avait en tête le médecin de campagne ou le postier », dit Sylvie Landriève.

Mais, aujourd’hui, alors qu’une grande partie de population vieillit et reste à domicile, on utilise les services de personnes — livraison, aide ménagère, coiffeur à domicile, infirmière — qui se rendent à domicile : des évolutions de la mobilité qu’observe pour sa part l’Institut pour la ville en mouvements depuis une bonne dizaine d’années, en s’appuyant sur des travaux comme ceux de Frédéric de Coninck, menés dans le cadre du Laboratoire Ville Mobilité Transport de l’ENPC.

Or, ces services à la personne, ce sont précisément des métiers — dont beaucoup exercés par des femmes — qu’on retrouvait autour des ronds-points. Plus généralement, ce qui caractérise les évolutions contemporaines du travail tend à augmenter les déplacements. Phénomène majeur que le Forum Vies Mobiles estime avoir su rendre visible par son enquête.

Une rencontre entre les responsables de la nouvelle enquête et ceux de l’ENTD était d’ailleurs prévue début avril pour discuter de leurs proches, de leurs méthodes et des résultats différents. Pas impossible que les oppositions soient moins tranchées qu’il n’y paraît : l’ENTD, par exemple, remarque un spécialiste, tient compte des déplacements supérieurs à 100 km, mais les classe à part. Il y a aussi des biais statistiques qu’il faut redresser : l’ENTD s’intéresse à tous les Français à partir de 5 ans jusqu’à leur mort, tandis que la nouvelle enquête ne tient compte que des adultes, de 18 à 75 ans, ce qui a pour effet de se focaliser sur une population plus mobile. L’ajustement sera le bienvenu. Quoi qu’il en soit, la connaissance plus fine de tous les déplacements aujourd’hui proposée devrait rester riche d’enseignements. L’enjeu ? C’est simple. Pour Sylvie Landriève, « si on ne comprend pas la réalité des déplacements, on ne comprend pas pourquoi les politiques publiques ne fonctionnent pas ». Car on a 40 ans de politique publique en faveur des transports collectifs.

Or, dans la période, tous les déplacements ont augmenté, et les transports collectifs sont très utilisés mais, sauf peut-être en région parisienne, ils n’ont rien pris à la voiture… Pour que les politiques soient efficaces, il est temps qu’elles soient ciblées au lieu de s’adresser à une moyenne. Pour y inciter, le Forum Vies Mobiles met l’accent sur tout ce qui distingue les Français. Soulignant par exemple que « les 10 % des Français qui se déplacent le moins pour l’ensemble de leurs activités y passent en moyenne à peine dix minutes par jour (environ 1 heure par semaine) contre près de cinq heures par jour (34 heures par semaine) pour les 10 % qui se déplacent le plus — soit plus de trente fois plus ! »

Aussi l’enquête débouche sur quatre préconisations dont trois se veulent ciblées. Un tiers des Français pratique l’ensemble de leurs activités à moins de neuf kilomètres (soit 30 minutes à vélo) et bon nombre de ces gens utilisent la voiture pour se déplacer, alors qu’ils sont dans la zone de pertinence des actifs. Encore faut-il rendre les rues accueillantes aux vélos ou aux marcheurs, ce qui est aujourd’hui loin d’être partout le cas. C’est important d’y parvenir, mais, marche ou vélo, tout ce qui est mode actif ne suffira pas à basculer et à changer de système.

C’est, ensuite, en taxant les plus riches, par un crédit mobilité carbone individuel, qu’on entrerait dans une logique de « rationnement des déplacements ». On romprait ainsi avec le principe de la taxe carbone, conçue comme une TVA où ceux qui se déplacent le plus, devraient payer le plus… alors que certains d’entre eux sont peut-être prisonniers de la nécessité de se déplacer, et pas du tout, ou pas seulement parce qu’ils habiteraient la périphérie.

Puisque la mobilité liée au travail reste structurante, pour les travailleurs mobiles, il y a, à court terme, la nécessité de penser des véhicules légers, non polluants, des aides à la conversion du parc, pour les infirmières, artisans, ou des ouvriers allant d’un chantier à un autre.

Enfin, l’étude invite à revoir complètement la politique d’aménagement du territoire, au profit des villes moyennes. A rebours du choix qui a été fait de privilégier les métropoles. Vaste programme !

F. D.

Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020. Enquête auprès de 13 000 personnes, conçue et analysée par le Forum Vies Mobiles. Récolte et traitement des données réalisés sous la responsabilité de l’Observatoire Société et Consommation (Obsoco).

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Télétravail : gare à l’effet rebond

Pas de doute, quelqu’un qui se met à télétravailler évite des déplacements. Mais de fait, l’enquête le montre, les gens qui pratiquent aujourd’hui le télétravail habitent plus loin que les autres de leur lieu de travail. Le développement du télétravail risque de s’accompagner d’un « effet rebond » qui a tout d’un effet pervers. Les modes de vie des télétravailleurs ne sont pas forcément plus économes et moins émetteurs de carbone que les autres. Pas question d’être contre le télétravail. Mais mieux vaut être vigilant.


Le piège de la métropolisation

On aurait pu penser qu’en centre-ville, il y a moins déplacement et qu’on ne polluerait pas. Or, plus une ville est dense plus on va passer de temps à se déplacer. Les habitants d’Ile-de-France sont ceux qui passent le plus de temps dans les transports et parcourent les plus grandes distances. En fait, c’est dans les villes petites et moyennes, de 10 000 à 50 000 habitants, que les gens se déplacent le moins. Mais les politiques actuelles sont en faveur de la métropolisation… Et ce n’est pas fini. En Ile-de-France, le Grand Paris Express va se traduire par une augmentation de la population et va augmenter les déplacements en distance et en temps. On va densifier tout autour des gares pour payer une partie de l’infra, augmenter la population, infra qui sur certains tronçons sera saturée avant d’être ouverte.


Si la photo est bonne

Afin de montrer la diversité des modes de vie liées aux déplacements, le Forum Vies Mobiles lance une grande mission photographique qui part explorer la France. En s’inspirant un peu de la mission photographique de la Datar, qui en 1984 avait montré le paysage de la France des années 80, le Forum Vies Mobiles souhaite rendre visibles certains nouveaux modes de vie des Français, en lien avec leurs déplacements. Une exposition est prévue en 2021, dans la lignée de ce qui avait été déjà fait avec l’exposition Mobile/Immobile aux Archives nationales.

Ewa

Pourquoi pas mais pour quoi faire

Nicolas Louvet

Alors que le changement climatique occupe plus que jamais les esprits, un thème entêtant se fait entendre dans le débat public : la gratuité des transports. Avec 25 réseaux de transports actuellement gratuits sur une centaine dans le monde, la France est la championne mondiale de la gratuité. Et l’idée ne cesse de faire des émules. Après Aubagne en 2009, Niort en 2017, c’est Dunkerque qui a adopté l’idée en 2018. A l’approche des municipales de 2020, le sujet est plus que jamais un enjeu politique. Nicolas Louvet, directeur de 6t bureau de recherche présente son analyse de l’impact de la gratuité des transports : la gratuité est une vision politique mais elle n’est ni un outil de redistribution efficace, ni une mesure de lutte contre le réchauffement climatique.

La gratuité consiste à transférer les coûts du transport public des usagers vers d’autres acteurs. Plutôt que de gratuité, on devait donc en réalité plutôt parler de transfert. Mais transfert vers qui ? En France, trois catégories d’acteurs concourent au financement du transport : les usagers à travers les achats de billets, le budget général des collectivités et, depuis les années 70, les entreprises à travers le « versement mobilité », une contribution spécifique sur les entreprises de plus de 11 salariés.

Dans certaines zones riches en emploi, le versement transport permet naturellement de hauts rendements. C’est le cas de Niort, qui est historiquement le siège de nombreuses assurances. Dans ces cas particuliers, la gratuité peut représenter une sorte de logique d’optimisation des ressources du territoire si dans le même temps la part couverte par les ventes de ticket est faible et si les transports sont sous-utilisés.

Mais ce n’est évidemment pas le cas général. Dans les métropoles, où la part des recettes commerciales est plus importante, la gratuité représenterait un coût substantiel qui devrait être compensé par une hausse de la pression fiscale. Le rapport du Comité Rapoport démontrait par exemple en 2018 que l’ins-tauration de la gratuité en Ile-de-France impliquerait de trouver 2,25 milliards d’euros supplémentaires, soit presque deux fois le budget annuel d’investissement d’Ile-de-France Mobilités, le syndicat des transports francilien. En outre, rien n’indique que la dynamique du versement transport correspondra à l’avenir à la dynamique des coûts. Seules les recettes commerciales permettent d’assurer une corrélation entre coûts et recettes1.

Une mesure environnementale inefficace

Surtout, il faut se demander dans quel but mettre en œuvre la gratuité.

Pour schématiser, on peut dire qu’il existe deux types de récits à la gratuité. Le premier est un récit purement politique. Il consiste à penser que le transport doit échapper à la logique marchande parce qu’il s’agit là d’un bien essentiel à tous. Dans cette perspective, la gratuité n’est plus un moyen en vue d’atteindre un but objectivable, elle devient un objectif en soi dont la portée est essentiellement symbolique. Mais on peut supposer que la critique radicale de l’économie de marché n’est pas l’argument principal des promoteurs de la gratuité.

Compte tenu de la montée des préoccupations environnementales, la gratuité des transports est présentée comme une mesure de lutte contre les nuisances liées à la voiture. Le raisonnement est le suivant : en abaissant le prix des transports en commun, on inciterait à un report modal depuis la voiture. Or, il faut le dire et le répéter : cette politique est inefficace. Le choix modal est un mécanisme complexe qui prend en compte une diversité de facteurs (temps de transport, confort, habitude, représentations symboliques, accessibilité…) dont le prix n’est qu’une des composantes. Aussi, espérer un report massif vers les transports en commun en ne modifiant que la composante prix est illusoire.

Certes, les études empiriques montrent que les expériences de gratuité ont entrainé des hausses parfois importantes de la fréquentation des réseaux de transport en commun. On évoque ainsi une hausse de 70 % à Aubagne2 un an après l’instauration de la gratuité, une multiplication par 8,5 dans la ville allemande de Templin3, une hausse de 85 % à Dunkerque4. Mais ces augmentations ne sont pas seulement imputables à la gratuité. Les réseaux sont généralement améliorés à l’occasion du passage au transport gratuit. En l’absence d’études économétriques rigoureuses, il est impossible d’isoler l’effet de la seule gratuité. Ce type d’étude a uniquement été mené à Tallin, en Estonie : il montre des effets directement imputables à la gratuité beaucoup plus modestes.

Plus fondamentalement, l’augmentation de la fréquentation des réseaux n’est bénéfique du point de vue environnemental que si le report modal s’exerce en majorité depuis la voiture. Or, les études à disposition montrent que ce n’est pas le cas. A Templin par exemple, la majorité des trajets en transports en commun a remplacé des trajets non-motorisés5. C’est également le cas à Dunkerque6. A Aubagne, on estime qu’environ 10% seulement des usagers du bus seraient passés de la voiture au bus à cause de la gratuité7. A Tallinn8, le report modal s’est surtout exercé depuis la marche. Le bilan est donc plutôt négatif.

Une mesure redistributive qui manque de sélectivité

La réduction des inégalités sociales et territoriales représente le deuxième grand argument en faveur de la gratuité. L’une des rares études disponibles en France9 montre que l’abaissement des tarifs de transport en Ile-de-France redistribue la même somme d’argent entre toutes les classes de revenu. On a connu politique redistributive plus efficace. Et puis, il y a une question plus générale sur la lisibilité de l’action publique. Pourquoi une politique sociale serait-elle portée par les réseaux de transport ? Il serait sans doute plus pertinent d’assumer une politique fiscale redistributive.

La gratuité est enfin présentée comme un outil au service du dynamisme commercial et de l’image des centres-villes. C’est ce qui est au cœur du projet mené actuellement à Dunkerque. Aucune étude n’a permis de démonter un quelconque effet sur le dynamisme commercial. En revanche l’effet sur l’image des villes est manifeste : la gratuité fait parler d’elle. Elle contribue de manière puissante au marketing territorial.

Reste à savoir si le coût pour les contribuables de cette publicité nouvelle n’est pas un peu disproportionné.

1 A. Bonnafous, B. Faivre-d’Arcier,Versement transport, gratuité : les défis du financement
des transports publics, Transports, Infrastructure & Mobilité, vol. 518, 2019
2 Kębłowski in Dellheim and Prince (dir.), 2018, pp. 103-110
3 K. Storchmann, (2003), Externalities by Automobiles and Fare-Free Transit in Germany –
A Paradigm Shift?, Journal of Public Transportation, vol. 6, no. 4, , pp. 89-105
4 M. Huré, et al. (2019.  Le nouveau réseau de transport gratuit à Dunkerque, disponible sur :
https://www.wizodo.fr/photos_contenu/doc-28d84e88b62278b031fb2c7f3a818caa.pdf)
5  K. Storchmann, (2003), Externalities by Automobiles and Fare-Free Transit in Germany –
A Paradigm Shift?, Journal of Public Transportation, vol. 6, no. 4, , pp. 89-105
6 ibid
7 Kębłowski in Dellheim and Prince (dir.), 2018, pp. 103-110
8 Cats, O., Susilo, Y. O., & Reimal, T. (2017). The prospects of fare-free public transport: evidence from Tallinn. Transportation, 44(5), 1083-1104
9 Bureau, B., & Glachant, M. (2011). Distributional effects of public transport policies in the Paris Region. Transport Policy, 2011, vol. 18, no 5, p. 745-754

Ewa

Les nouvelles luttes pour l’espace public

Yves Crozet

La campagne des municipales l’a montré : les villes veulent faire du vélo un mode de transport majeur dans les  zones denses. Ce qui annonce de nouveaux épisodes dans la bataille de l’espace  public… mais laisse de côté la question des mobilités périurbaines, totalement dépendantes de l’automobile et relevant des voiries départementales… L’analyse de l’économiste Yves Crozet.

Depuis quelques années la mobilité urbaine a été bousculée par l’arrivée des deux-roues en « free floating ». Ces nouveaux venus ont ravivé une réalité aussi ancienne que la ville : la bataille pour l’occupation de l’espace viaire. La ville pédestre était déjà confrontée à ce problème. Au XVIIe siècle déjà Blaise Pascal évoquait les « embarras de Paris ». L’arrivée des véhicules motorisés et surtout de l’automobile a changé le rapport de forces entre les modes de transport. Non seulement car de nouveaux espaces de circulation lui ont été attribués, mais aussi parce que les rues ont été envahies par les véhicules en stationnement.

Ce que nous observons dans les centres villes depuis la fin du siècle dernier est une lente transition vers un autre partage de l’espace viaire. La mise en place des rues piétonnes a précédé la création de voies réservées pour les bus laquelle a été suivie de la relance du tramway. Partout où ces transformations ont eu lieu, les trafics automobiles ont été réduits, mais aussi dans un premier temps les déplacements en vélo lequel était considéré comme lent et dangereux. Deux qualificatifs à revoir ?

La campagne électorale de 2020 a vu fleurir des programmes visant à faire du vélo un mode de transport majeur dans les zones denses. Il ne s’agit plus seulement de tracer des pistes cyclables. Pour réduire le danger pour les cyclistes, de véritables itinéraires dédiés sont proposés, avec priorité aux intersections. Mais comme l’espace public est rare, cela signifie qu’il faudrait redistribuer l’espace viaire. Au détriment des piétons avec le rétrécissement des trottoirs mais aussi au détriment des voitures, et notamment de celles en stationnement comme l’a proposé Mme Hidalgo.

Quels que soient les choix à venir, un changement de paradigme est en cours. Derrière le conflit entre modes de transport se révèle une autre façon de considérer l’accessibilité urbaine. C’est le constat dressé lors de deux Tables Rondes organisées à Paris par le Forum International des Transports (OCDE) en octobre et décembre 20191.

Les politiques de mobilité ont longtemps été et restent encore focalisées sur la vitesse des déplacements afin d’économiser le bien le plus rare pour les individus : le temps.

Une première mutation est apparue avec les voies piétonnes et le retour de modes de transport relativement lents comme les tramways. Les unes et les autres améliorent l’accessibilité pour peu que leur développement s’accompagne d’une densification des aménités urbaines (logements, emplois, commerces…). L’enjeu clé n’est plus la vitesse mais une meilleure gestion du bien le plus rare pour la collectivité, l’espace. La réaffectation de l’espace public au profit des modes moins consommateurs d’espace viaire est un levier puissant de meilleure utilisation des espaces privés.

La promotion du vélo et les contraintes accrues sur la voiture en zone urbaine (zones à faibles émissions, tarification du stationnement, covoiturage, interdiction des moteurs diesel…) ne sont donc pas seulement inspirées par la haine de l’automobile2. Seconde phase de la mutation des politiques publiques, elles visent à faire de l’accessibilité un bien collectif pour que le maximum d’aménités urbaines soit disponible avec un déplacement non motorisé, à coût réduit pour les individus et la collectivité.

Mais comme le monde de la mobilité est paradoxal, cette priorité donnée à l’optimisation des usages de l’espace est promue en invoquant… de moindres temps de parcours (la ville du quart d’heure…) ! En outre elle se heurte à l’arrivée de nouvelles formes de recherche, individuelle voire individualiste, de gains de temps. Les nouveaux deux-roues électriques : vélos, overdrives, trottinettes mais aussi désormais les « speedelec » qui peuvent atteindre 45 ou 50 km/h doivent-ils circuler avec les vélos, sur les trottoirs, ou au milieu du trafic automobile avec les risques que cela comporte ? En France, en 2019, huit personnes ont été tuées alors qu’elles circulaient en trottinettes ! Doit-on rechercher pour eux des voies dédiées ? Mais à qui les prendre ? La bataille pour l’espace public va connaître de nouveaux épisodes. N’oublions pas enfin une autre dimension de cette bataille, celle qui a démarré sur  l’espace viaire des ronds-points en 2018 pour défendre l’usage de l’automobile. Ses acteurs n’ont pas su ou voulu lui donner un contenu politique via des candidatures aux élections municipales. Cela peut paraître curieux puisque plus de 80% des actifs se rendent aujourd’hui au travail en voiture. Mais c’est logique car les programmes municipaux sont surtout centrés sur les zones denses3. La question des mobilités péri-urbaines totalement dépendantes de l’automobile n’intéresse pas les communes car il s’agit très majoritairement de flux intercommunaux sur des voiries départementales. Le renouvellement des Conseils départementaux, qui gèrent plus de 400 000 km de routes, aura lieu en 2021. L’occasion d’un débat ?

1 www.itf-oecd.org/measuring-accessibility-methods-and-issues
2 www.itf-oecd.org/zero-car-growth-managing-urban-traffic-roundtable
3 En 2018, il y avait chaque jour 400 000 déplacements en automobile ayant Paris comme origine et destination, 60% de moins qu’en 2001 ! Mais dans le même temps, on comptait plus de 8 millions de déplacements en voiture ayant la Grande Couronne comme origine et destination.  Un chiffre en progression.

Ewa

Re-vivre dans la rue

Farge et Mangin

Il est architecte et urbaniste, elle est historienne. Tout à son programme de recherche international sur les rez-de-ville, David Mangin cherche à comprendre non seulement comment fonctionnent aujourd’hui les villes du monde, mais comment fonctionnait la ville au XVIIIe siècle, ce qu’il en était des rues, des cours et des maisons. Qui d’autre rencontrer qu’Arlette Farge, historienne pionnière de la vie quotidienne à Paris au XVIIIe siècle ? Ville, Rail & Transports a assisté à la rencontre. Et, si David Mangin esquisse des parallèles auxquelles en historienne Arlette Farge ne se livre pas… Reste que le dialogue riche fait apparaître les dimensions de la rue d’hier et d’aujourd’hui.

David Mangin. Vivre dans la rue, le titre de l’un de vos premiers livres, cela nous parle. Pour nous, architectes, urbanistes, la rue est un objet mythique.

Le mouvement moderne l’a rejetée, mais, malgré les attaques de Le Corbusier contre la rue corridor — et malgré son talent — elle reste ancrée dans les têtes. Aujourd’hui, dans notre profession, on essaye de « faire de la rue ».

En fait, la rue, on ne sait plus très bien ce que c’est, elle est objet de fantasmes, on fait des simulacres de rue et, de plus, elle est visée par des prédateurs qui veulent la privatiser. Mais elle n’est pas morte.

Après le XVIIIe siècle dont nous allons parler, nous avons connu, avec l’arrivée du trottoir, de la promenade bourgeoise et de la rue haussmannienne, un partage alors nouveau entre espace public et espace privé. Nous entrons aujourd’hui dans une autre période, avec les digicodes et, de ce fait, la disparition d’une profondeur de la rue.

C’est sur ce fond de questions contemporaines que nous retrouvons des questions que vous avez posées, importantes si l’on veut arriver à faire des rues qui ne soient pas que des façades.

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« La rue, on ne sait plus très bien ce que c’est… mais elle n’est pas morte », David Mangin.
Paris. Dessin de David Mangin extrait de desire lines, éditions Parenthèses, 2015

Arlette Farge. Au moment où j’ai écrit sur la rue au XVIIIe siècle, c’était un peu tabou. Cela n’a pas tout à fait intéressé les historiens et j’ai alors rencontré les urbanistes.

J’exagère peut-être — et je ne l’ai pas écrit comme cela parce que j’étais alors un peu intimidée — mais la rue, au XVIIIe, c’est le corps des gens de la ville. C’est là que tout le monde va, avec les bords de Seine. Soit on a un besoin économique et marchand, soit on a besoin de travailler, soit on est mendiant — et il y en a énormément — soit on va chez le commissaire de police, parce qu’il s’occupe alors de la voirie autant que de la police punitive. Si je devais récrire le livre, j’écrirais : la rue est un corps, et un corps odorant, ce qui inquiète les étrangers tant les odeurs sont fortes, et c’est aussi un corps d’une sonorité absolue.

La rue est mi-urbaine mi-rurale, il y a beaucoup de bosquets, des buissons, tout un espace hétéroclite, qui permet beaucoup de cachettes, d’endroits où l’on peut se sauver, même dans des rues très étroites. De plus, il n’y a pas d’écriteaux de rue, les premiers n’arriveront qu’en 1728, et les gens vont se mettre en émeute pour que cela n’ait pas lieu.

Il y a les marchands ambulants, un nombre d’animaux gigantesque, la taverne, les violences, la police. Il y a de grands moments de solidarité et des explosions physiques, des rixes extraordinairement violentes. J’ai l’idée d’un corps immense qui s’époumone, crie, essaie de survivre, de ne pas aller en prison… Je simplifie, bien sûr ! Est-on heureux ou malheureux ? C’est une question qu’on ne se pose pas, la vie vous impose cette effervescence des corps, cette singularité des rencontres. Mais, attention ! Cette effervescence n’empêche pas qu’il y ait des codes. On pourrait croire qu’on se tutoie dans la rue. Pas du tout ! Même à la taverne, il y a des codes très précis, très jolis. Vous ne touchez pas le cordon du tablier d’une servante.

David Mangin. Vous développez l’idée qu’au XVIIIe siècle espace public, espace privé, espace intime, sont, dites-vous, « confondus ». Par exemple vous parlez souvent des allées et des escaliers. Que s’y passe-t-il et qu’entend-on par là ?

Arlette Farge. Je ne peux pas séparer le bâti de la façon dont les gens vivent. L’allée, c’est le porche avec un « hall » (on n’emploie alors pas ce mot) qui est fermé à 11 heures du soir, quelle que soit la saison, par le logeur de chaque immeuble. Pendant la journée, l’allée est un lieu de sociabilité et un lieu économique très intense. Les marchands ambulants entrent dans les allées et crient leurs cris habituels, sur des mélodies différentes, pour qu’on ne mélange pas la vendeuse de poisson avec le vendeur de couteaux.

Tout en haut des immeubles, il y a les garnis, ce sont des endroits qui donnent les uns sur les autres. Il n’y a pas de palier, aucune intimité. On y trouve, selon un mot qu’on n’emploie pas au XVIIIe siècle, toute la population migrante, puisqu’il y a alors un formidable exode rural. Les gens qui y vivent sont des célibataires, mot qu’on ne dit pas non plus : la femme qui a quitté le village, qui est venue seule ou avec un enfant, ou bien l’homme qui est venu sans sa femme à la ville. Ce qui produit tout une sociabilité sexuelle normalement interdite par l’église et la police, mais ingérable, ingérée et permanente.

L’escalier est un lieu très particulier. C’est, dans les classes populaires, le lieu de la rencontre et du badinage. Un jeune homme monte l’escalier, une jeune fille le descend, le jeune homme a toujours sur lui un petit ruban ou un petit livre ; si la jeune fille est jolie il va le lui proposer, si elle ne l’est pas il va continuer à monter l’escalier, quant à la jeune fille, même si on ne veut pas le croire, au XVIIIe siècle, elle a la possibilité de résister.

Le marchand ambulant qui entre dans l’allée ne va pas monter. C’est la jeune fille, la servante, ou la femme qui va descendre l’escalier à sa rencontre. Ce qui est intéressant, c’est la vision des corps qu’on a dans les archives de police. Avoir été séduite dans un escalier, c’est très intime, le lieu est plus intime que l’allée, l’entrée ou la rue. Mais je ne voudrais pas qu’on croie que l’escalier est le seul lieu où on badine !

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« Je ne peux pas séparer le bâtide la façon dont les gens vivent », Arlette Farge.
Paris/ Oberkampf. Dessin de David Mangin extrait de desire lines , éditions Parenthèses, 2015

David Mangin. Vous parliez de « migrants », même si le mot n’est alors pas utilisé. Il est tentant de faire une transposition avec ce que l’on voit en Chine ou en Afrique aujourd’hui, où il y a beaucoup de migrants, qui se trouvent entre le rural et l’urbain. Comment les migrants rentrent-ils dans la ville ?

Arlette Farge. Le rural au XVIIIe  siècle ne cesse d’aller vers la ville, il va prendre les us et coutumes de la ville. Il les prend très facilement, parce qu’à la ville, il y a plein de chevaux, plein d’ânes, de dindons, de pintades, de troupeaux, et de gens qui conduisent les troupeaux.

David Mangin. Est-ce que les pavés rentrent dans la cour, comme un prolongement matériel de la rue ?

Arlette Farge. Non, presque tout est de la terre meuble. Dans la rue, on patauge… Ce qu’on ne voit jamais restitué dans les séries télévisées historiques. La boue est alors constamment signifiée. « Cette terre meuble… », dit-on. Les domestiques, s’ils ont de la boue sur leur livrée, c’est atroce… mais ils en ont plein. Ceux qui sont le plus choqués, ce sont les Anglais, qui arrivent sur les hauteurs de Saint-Cloud et voient qu’en bas on patauge dans la boue.

David Mangin. Louis-Sébastien Mercier dans son Parallèle de Paris et de Londres dit : la ville commence avec le trottoir. Et, aujourd’hui, nous regardons comment les trottoirs se fabriquent par exemple dans les faubourgs d’Hyderabad. L’un fait son paillasson devant sa maison, un autre fait de même, tout le monde se met plus haut que la chaussée et c’est après qu’on fait un trottoir public.

Beaucoup de choses aujourd’hui, dans les cités, se passent dans les escaliers ou dans les ascenseurs. Dans les parkings aussi. Certes les parkings, c’est moche, ce n’est pas écolo… On peut diminuer la place de la voiture et j’en conviens tout à fait mais, si on dépasse une hostilité de principe à la voiture, on observe des pratiques incroyables sur les parkings. Pour certaines personnes, c’est une extension du logement. On y donne rendez-vous pour Le Bon coin, on y achète sa voiture, on la répare, on y déjeune, on y fait une partie de foot, et ce carré de béton devient un espace public, bien plus que des places très artificielles de villes nouvelles qui n’ont jamais marché.

Je m’intéresse à de tels lieux émergents, sans grande présence physique. Par exemple, les blanchisseries automatiques. C’est blafard, mais il s’y passe beaucoup de choses, surtout pour les migrants, les célibataires. Il y aura de plus en plus de lieux semblables, où les rapports entre les gens s’autogèrent. Ils sont surveillés, sous caméra, mais il s’y fabrique de petites sociabilités, qu’on trouve beaucoup moins aujourd’hui dans le commerce classique, du fait des applis. Il y aura de plus en plus de lieux comme ça : small talk et petites sociabilités.

Arlette Farge. Je préfère le ruban dans l’escalier…

David Mangin. Dans La Ville franchisée, on a relevé de plus en plus d’espaces publics ou pseudo-publics. Par exemple un parking de supermarché est gratuit, mais il est privé et surveillé par des vigiles, et on ne peut pas y distribuer un tract. Mon hypothèse, c’est que vont se développer des endroits bâtards, entre public et privé. Ce sont des questions très actuelles. Par exemple, les urbanistes essaient de faire des îlots qu’on puisse traverser. En réalité, très vite, dès la première réunion de copropriété, les gens disent : « On ne veut pas que les gens utilisent notre allée, on laisse éventuellement passer les enfants le matin pour aller à l’école, etc. ». On n’arrive pas à faire une ville traversable à pied. J’en suis arrivé à la conclusion qu’on ne va pas échapper à ce qu’impose ce sentiment de sécurité, avec les codes et autre systèmes numériques mais, au moins, qu’à l’échelle des cours, on peut arriver à faire des choses, des logements donnant sur des cours qu’on puisse traverser… On peut aussi arriver à travailler dans les cours, avec des machines silencieuses… Un retour au XVIIIe ?

Arlette Farge. Les ateliers, au XVIIIe, sont tous à ciel ouvert, et il n’y a pas de trottoir, on travaille dans la rue et, dans les cours aussi, tout le monde travaille en plein air. Mais cela fait du bruit ! Les gens sont incommodés par les bruits, ils le disent, ils le manifestent.

David Mangin. Mettre plus d’informel dans l’urbanisme formel est en effet difficile. Un des grands problèmes, c’est l’aménagement des rez-de-chaussée. Tout le monde pense à mettre du commerce en rez-de-ville, mais on voit bien que le commerce, le travail et le domicile dans la rue du XXIe siècle ne fonctionnent pas comme ça. Il faut se poser la question de façon plus large. La difficulté vient aussi de la façon de décloisonner. Des cartes faites par Google signalent les endroits où des gens paient pour être sur Google… Y compris, au quatrième étage, grâce à une appli… Comme en Asie, où il n’y a aucun problème pour faire du commerce au cinquantième étage ou au niveau moins cinq. Cela va venir. On marche dans la rue, une appli va signaler que le coiffeur se trouve ici… Si on n’est pas sur la carte on crève. Google va rentrer dans la profondeur de la ville et dans l’intimité. En même temps, il y a des limites à ce développement, changer l’usage d’un local dans une assemblée de copropriétaire n’est pas simple. Mais aujourd’hui, on fait des quartiers sinistres parce que ce qu’on est dans un saucissonnage très strict.

Arlette Farge. Au XVIIIe siècle au contraire, il y a un très grand mélange de population. La rue, c’est l’espace dans lequel vivent les classes populaires mais, à Paris, dans le Marais, les hôtels sont mélangés aux immeubles pauvres.

Et une grande marquise, aux Champs-Elysées, elle descend de carrosse avec son chiot, tout petit et gavé de whisky, et là, les femmes, les petites marchandes s’approchent, viennent toucher sa robe— et la marquise ne dit rien. Les gens se voient.

Propos recueillis par François Dumont


Les acteurs publics pris de vitesse par Google

On connaît le danger que peut représenter Google à Toronto (voir VRT n° 625-626). Les risques d’emprise ne se limitent pas à la conception d’un quartier de ville. On peut aussi redouter une main mise sur la ville existante. Vraiment Vraiment, agence définissant son activité comme le « design d’intérêt général », a publié en octobre 2019 une étude sur le sujet, dont Alexandre Mussche, de Vraiment Vraiment, a rappelé la teneur lors de la table ronde sur le commerce et les rez-de-ville du 27 février.

Selon cet article, « Google, via ses différents avatars (Maps, Sidewalk Lab, Google Ads, Waze), se donne progressivement les moyens d’être l’intégrateur le plus puissant des données urbaines dans toute leur diversité. » Les données agrégées dessinent un portrait parfois surprenant mais dans l’ensemble assez fidèle de la ville. Elles « sont cruciales à qui prétend comprendre et transformer la ville ». Or, relève Vraiment Vraiment, « à l’instar de l’insertion de Google Maps sur un site, devenue payante après 10 ans de gratuité, le géant numérique semble ainsi approfondir sa stratégie en trois bandes » :

1. Offrir des outils gratuits aux usagers, basés notamment sur des données publiques

2. Installer un monopole

3. Revendre aux collectivités ces données/outils.

Comme le relève l’étude, au-delà de la simple requête d’itinéraire, les applications de plans deviennent des outils structurants de notre quotidien, « véritables moteurs de recherche multi-critères ». Google se met donc « en pôle position dans le MAAS (en vendant directement dans Maps des trajets Uber, Lime, TC) ». Et, grâce à une fonction de catalogue, les commerçants sont « invités depuis peu à partager en temps réels leurs stocks, étalages, promotions ».

De plus, à l’aide de la réalité augmentée, Google est en train de rendre lisible ce qui se passe derrière les murs et dans les étages, ce qui « va bouleverser la façon de faire enseigne et de faire vitrine », qui ont jusqu’à présent « façonné les formes de la rue ».

Or, regrette Vraiment Vraiment, « les acteurs publics semblent totalement dépourvus d’ambition et d’outils pour analyser de façon critique les stratégies UX (User Experience) des acteurs numériques et leurs conséquences économiques, sociales, culturelles et politiques. Cet angle mort les prive d’une capacité à détecter des signaux faibles pour penser la fabrique de la ville de demain (…), voire conduise tout droit à la confiscation par les nouveaux acteurs de ce qui fait l’essence même de la ville. »

Et de rêver de collectivités territoriales aptes à proposer, à l’inverse de ce que fait Google, une politique publique de la flânerie…

F. D.

Ewa

Recherches, positions. Immobilisation générale

La défense Parvis

Tribunes, enquêtes, forums, webinaires, recherches, enquêtes sur la mobilité, avant et après le Covid-19… La crise sanitaire mondiale a immobilisé les corps et mobilisé les esprits. Avec une question en toile de fond : va-t-on redémarrer comme avant ? Et le faut-il ? Passage en revue, ci-dessous, des interrogations et des positions.  Une rubrique que vous retrouverez dans le prochain numéro de VRT dans un nouvel ensemble, Réservoir MOB, consacré précisément à la recherche, à la prospective, et au débat dans le monde de la mobilité.

Répétition générale

La crise née du Covid-19 n’est-elle qu’une parenthèse appelée à se refermer ? Le 12 mars, Emmanuel Macron en doutait, et déclarait qu’il nous faudra demain « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». On évoque ici ou là le retour de l’Etat Providence, un nouveau New Deal ou l’esprit du Conseil national de la Résistance… Sera-t-on alors armé pour affronter un défi environnemental bien plus terrifiant que le virus ? Le philosophe et sociologue Bruno Latour écrit dans une tribune au Monde, le 25 mars, que tout se passe « comme si l’intervention du virus pouvait servir de répétition générale pour la crise suivante, celle où la réorientation des conditions de vie va se poser à tout le monde, et pour tous les détails de l’existence quotidienne qu’il va falloir apprendre à trier avec soin ». Il est loin d’être le seul à s’exprimer ainsi. « Je pense que cette crise sanitaire agit comme un accélérateur de la prise de conscience de la catastrophe écologique », dit par exemple l’anthropologue Frédéric Keck, dialoguant avec le vétérinaire et épidémiologiste François Moutou. On cite Churchill et son « Never waste a good crisis ». Reste qu’un Bruno Latour, pour l’instant, s’en tient à la triste conclusion que pour la « guerre » à venir, « l’Etat nation est aussi mal préparé, aussi mal calibré, aussi mal dessiné que possible car les fronts sont multiples et traversent chacun d’entre nous. C’est en ce sens que la «mobilisation générale» contre le virus ne prouve en rien que nous serons prêts pour la suivante ».

Vu du ciel, tout est clair

Et pourtant, si l’on a des doutes sur l’«enchâssement » (mot de Latour) de la crise sanitaire dans la crise écologique, les images de la planète vue du ciel sont faites pour les dissiper. Les photos de Wuhan diffusées en février par la Nasa ont fait le tour de la Terre. L’interruption de l’activité liée au coronavirus s’est soldée par une chute de la pollution. L’ESA l’a elle aussi constaté, et fait apparaître la spectaculaire diminution de concentration de dioxyde d’azote (NO2) au dessus de l’Europe entre le mois de mars 2019 et la période 14-25 mars 2020. Autre conséquence, la chute de la pollution sonore, estimée par exemple pour l’Ile-de-France par Bruitparif dans une fourchette de 75 à 87 % des émissions sonores dues à la circulation routière.

L’enchâssement se manifeste aussi d’une tout autre façon : le 7 avril des chercheurs d’Harvard publiaient une étude établissant un lien entre exposition aux particules fines et mortalité au Covid-19.

Quelle sortie de crise?

Saisir l’occasion pour éviter le pire, c’est ce que demandent le 9 avril les 150 Français réunies dans la Convention citoyenne pour climat, dans leur Contribution au plan de sortie de crise invitant à ne pas relancer tout bonnement la machine comme après la crise de 2008. Ils avancent cinquante propositions qui n’étaient pas destinées à être rendues publiques mais qui ont opportunément fuité. Au programme — on n’en sera pas surpris — , la mise en place d’un plan d’investissement pour les transports en commun et pour les voitures sans essence, la relocalisation de certaines activités stratégiques pour éviter le transport de marchandises sur des milliers de kilomètres et garantir une plus grande autonomie alimentaire, énergétique et sanitaire. Pour encourager d’autres modes de transport que la voiture individuelle, les citoyens proposent de rendre obligatoire et d’augmenter (entre 500 et 1 800 euros par an) la prime de mobilité durable prévue par la Loi d’orientation des mobilités. Dans la même ligne, assez naturellement, le Haut conseil pour le climat, le 21 avril, dans son rapport spécial, Climat, santé, mieux prévenir, mieux guérir, demande une « relance pas grise, mais verte ».

Des chercheurs de l’Institute for Climax Economics (I4CE) proposent un plan reposant sur un financement public de 7 milliards d’euros par an accompagné d’une trentaine de mesures. Le plan prévoit d’investir sur sept secteurs particulièrement importants, dont quatre concernent directement la mobilité : le déploiement des voiture bas carbone, les infrastructures de transport en commun, les infrastructures ferroviaires, les aménagements cyclables. Plan de relance essayant de faire rimer volonté de reprise de l’activité économique et vertu écologique.

On attend pour les prochains jours des propositions du cercle de réflexion The Shift Project, tenant compte en revanche du fait que, comme le dit au Monde son président, Jean-Marc Jancovici, « l’avenir va s’écrire pour l’essentiel dans un contexte de décrue économique ». Des propositions plus précises devaient être présentées en juin par The Shift Project, touchant (entre autres) la mobilité quotidienne, la mobilité longue distance, le fret, ou l’industrie automobile. Nous en reparlerons. Comme personne n’a selon lui sérieusement travaillé sur un vrai green deal — contraction de l’énergie associée à une contraction de l’économie — Jean-Marc Jancovici s’attend à ce qu’après la crise ressortent les projets provisoirement remisés dans les cartons. Et Daniel Boy, directeur de recherches au Centre de recherches politiques de Science Po interrogé par Le Monde, loin de voir dans la pandémie comme une aube annonciatrice du grand soir, s’attend à une « course à retrouver la croissance, le pouvoir d’achat, des industries qui tournent ». De fait, la crise économique considérable doublée d’une crise sociale dont l’ampleur se révèle jour après jour, se traduisent par des plans aux allures de sauve qui peut. Les écologistes dénoncent des plans de sauvetage d’Air France (7 milliards) ou de Renault (5 milliards) sans contrepartie environnementale. Chronique de Stéphane Foucart dans Le Monde : « Que de la catastrophe il puisse naître quelques chose : c’était l’espoir de ceux qui se soucient de l’environnement. Il aura fallu très peu de temps pour que cet espoir soit douché. » Et pourtant, l’économiste Daniel Cohen et le banquier Nicolas Théry veulent y croire. Pour eux, « le monde néolibéral inventé part Margaret Thatcher et Ronald Reagan a été tué par le coronavirus ». Ils croient possible un monde de coopération et de solidarité, et recommandent un fort financement des investissements climatiques grâce à une dette à très longue durée.

Fin de l’hypermobilité ?

Optimistes, trois responsables du Forum Vies Mobiles, Think tank de la SNCF, invitent dans Les Echos à une « réinvention capitale de nos mobilités ». Pour eux, « l’expérience concrète et partagée du confinement, qui ébranle la société tout entière et le système économique sur lequel elle s’est bâtie, peut être l’occasion de prendre des mesures plus radicales qu’on ne le pensait possible pour préparer un futur désiré et plus durable.» Et d’inviter à sortir d’un « système d’hypermobilité à bout de souffle ». On reconnaîtra dans ce propos ce qu’on peut lire en creux dans l’étude récente du Forum sur les mobilités (voir les pages Réservoir MOB du prochain VRT de mai).

De son côté Gabriel Plassat, pour La Fabrique des Mobilités, le 31 mars, prend l’image du Produit minimum viable (PMV), qui « constitue pour un entrepreneur le meilleur (c’est-à-dire le plus simple, économique et rapide) moyen de tester ses hypothèses sur tout ou partie du marché qu’il vise. » Le Covid-19 vient, dit-il, de faire apparaître notre Mobilité minimum viable : « Finalement, un volume non négligeable de mobilité n’était pas indispensable ».

Scruter les nouvelles pratiques

Avant de changer éventuellement de monde ou plus modestement de modes (de transport), il faudra tirer les leçons du confinement. Le Forum Vies Mobiles a mené très vite une enquête sur les changements de pratiques mais aussi de conception de la mobilité auprès de 1500 Français représentatifs de la population (revoyant une partie des quelque 12000 personnes interrogées dans le cadre de son enquête nationale sur les déplacements). Résultats : 62% des Français apprécient de passer moins de temps dans les transports, 38% ont pris conscience que leurs déplacement pourraient être faits davantage à pied ou à vélo, 38% des habitants de l’agglomération parisienne ont envie de la quitter.

Le cabinet 6T, avec l’Ademe, procède, lui, à une enquête portant sur 2000 Français représentatifs de la population et faisant un zoom sur certains territoires, pour voir la possible évolution des mobilités. Comme nous le dit Nicolas Louvet, DG de 6t, « on va être particulièrement attentifs à ce qui touche le télétravail. » Voir en particulier si la pratique, conçue au sens strict non comme simple travail à distance mais comme possibilité d’éviter un déplacement, ne suscite pas d’autres déplacements. A surveiller aussi, dans les pratiques des Français lors de la période de confinement et à l’orée du déconfinement, tout ce qui touche au vélo. Rappelons à ce propos la réactivité du Cerema qui a sorti le 14 avril une fiche sur les aménagements cyclables des villes et le confinement.

L’Institut pour la ville en mouvement (IVM Vedecom) a pour sa part mis en place une plateforme internationale d’observation et d’échanges « pour repérer, dans cette situation exceptionnelle de pandémie mondiale, l’émergence de pratiques, de comportements pour continuer à imaginer et developper des solutions innovantes ». Et publie dans ce cadre un billet Crise du Covid qui, conformément au programme de recherche de l’IVM sur les «hyperlieux mobiles», remarque : « Un peu partout, les banques, les coiffeurs, et même les tribunaux deviennent mobiles pour continuer à offrir un service à une grande partie de la population désormais recluse ».

Signalons aussi l’initiative de la Fabrique de la Cité. Dans A travers les villes en crise, série d’entretiens avec des experts, généralement animés par Cécile Maisonneuve, sa présidente, le think tank de Vinci essaie d’évaluer les effets de la crise dans le monde et de dégager des pistes pour la sortie. Exemples de Barcelone, San Francisco, Boston, Lyon, Singapour, Medellin…

Le Pavillon de l’Arsenal a, lui, ouvert un forum virtuel, Et demain on fait quoi ?. Nicolas Ledoux, président d’Arcadis France, y invite à tester de nouveaux modèles d’organisation des entreprises qui génèrent moins de déplacements. L’agence Vraiment Vraiment remarque que le trottoir moyen français est « bien loin de pouvoir accueillir deux personnes se croisant à 1 mètre de distance », et considère que, d’un sujet anecdotique et technique, « l’épidémie fait passer la gestion de l’espace public à un critère à part entière de la résilience urbaine ». Dans un monde imprévisible Raphael Ménard, architecte, président d’Arep, affirme « la nécessité d’un urbanisme du soin (ou du care) », et attend de l’architecture qu’elle se réinvente, prenant pourquoi pas exemple sur le Japon, où traditionnellement l’on construit « de façon légère, pour une durée de temps brève ».

Transports publics pas si sûrs…

De grands investissements pour les transports publics, demande-t-on souvent. Pas si sûr qu’on les obtienne. Et d’ailleurs, sont-ils si sûrs ? Aux Etats-Unis, des spécialistes de santé publique estiment que la différence de vitesse de propagation du virus entre Californie et Etat de New York s’explique par la densité de population, beaucoup plus importante sur la côte Est. Mais aussi par le mode de transport. « A New York, le réseau de transport en commun est beaucoup plus développé. Les contacts directs sont beaucoup plus nombreux qu’avec la traditionnelle voiture individuelle comme à San Francisco, même si c’est malheureux pour la planète », disait au Monde début avril le professeur Romain Pirracchio, chef du service de réanimation de l’hôpital Zuckerberg de San Francisco. New York vs Californie ? L’image, assez vite apparue, résume de façon frappante un débat très lourd qui commence dès le déconfinement et ne sera pas sans effet sur les investissements. Et le transport public, synonyme de promiscuité, antonyme de la nouvelle valeur de « distanciation sociale » ne s’en sort pas bien. L’autopartage non plus. Voir à ce sujet la tribune des consultants du Boston Consulting Group Joël Hazan, Benjamin Fassenot et Pierre-François Marteau, sur le retour irréversible de la suprématie de la voiture individuelle. La crainte de Jean-Yves Le Drian sur le relations internationales pourrait bien s’appliquer aux mobilités : que « le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire.»

Vertu des métropoles ?

Et justement, quel rôle a joué la métropolisation dans la crise ? Dans AOC, le géographe Jacques Lévy relève un paradoxe : « on pourrait en effet s’attendre à ce que les grandes villes soient beaucoup plus touchées que les autres espaces : d’une part, ce sont les hubs de mobilité et c’est surtout par elles, leurs gares, leurs ports, leurs aéroports, que les virus arrivent du reste du Monde ; d’autre part, les interactions de diverses natures y sont considérablement plus nombreuses qu’ailleurs et elles sont réalisées au contact c’est-à-dire avec des distances faibles ou nulles entre les corps et durant un temps significatif : espaces publics denses, transports de masse, cinémas, théâtres, salles de concerts, magasins, lieux touristiques, congrès, universités, hôpitaux. » Or, relève-t-il, « dans toutes les situations où l’on dispose de données suffisamment fines, c’est le contraire qui se produit. Le cas le plus spectaculaire est la Corée du Sud : la moitié de la population du pays habite l’aire métropolitaine de Séoul (25,7 millions d’habitants sur 51,5). Or le Grand Séoul ne représente 8% des contaminations et 3% des morts. » Et de se demander si « les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples ». Le texte de Jacques Lévy a été écrit bien avant les pics attendus, et on restera prudent tant qu’on ne connait pas les chiffres définitifs de la pandémie. Eric Verdeil, géographe aussi, prolonge la réflexion dans The Conversation et s’appuie sur un « article de chercheurs nord-américains montrant la vulnérabilité plus grande des espaces périphériques face aux pandémies ». Mais plus qu’à une analyse « en termes de différenciation des territoires, voire d’inégalités entre les différents espaces », Verdeil souligne les liens qui connectent les territoires à travers les échelles. Et voit dans les travaux des géographes Sandrine Berroir, Nadine Cattan et de leurs collègues une illustration cartographique forte des liens intenses structurant l’espace français, offrant « une contribution utile à la compréhension des dynamiques du Covid-19».

Quand localisation rime avec globalisation

L’avenir sera-t-il local ? Un territoire canadien (Dalhousie, dans le Nouveau Brunswick) se targue de produire de la nourriture locale. Intéressant, mais, comme le remarque le Forum Vies Mobiles, pour produire cette nourriture recueillant tous les labels vertueux de production locale ou de vente locale, la province fait venir grâce à des accord internationaux des ramasseurs de Jamaïque et du Mexique. D’où l’idée d’une enquête, permettant de mettre en regard de cette réalité ce que savent les consommateurs et ce qu’ils en pensent. L’enquête a été infléchie pour tenir compte des effets du confinement… qui devrait provisoirement interrompre la pratique, et remettre à plus tard le projet d’interroger les migrants. Intéressant, alors que les Français (sondage Odoxa pour les Echos et Radio classique) font de l’autonomie agricole de la France (93%) la priorité. Pas si simple, le retour aux champs.

François Dumont

Ewa

Le covoiturage mis à mal par la crise sanitaire

Nicolas Louvet

Nicolas Louvet, fondateur et directeur du cabinet 6t explique à VRT l’impact que la crise sanitaire pourrait avoir sur le covoiturage.

« J’entends et je lis beaucoup d’experts qui s’avancent sur une crainte de voir les transports en commun ne pas ou ne plus être empruntés. Bien sûr, je n’ai pas de boule de cristal, mais je suis quasi certain que les usagers des transports en commun vont reprendre le train, le métro, le bus après la crise. Pour une raison simple, ils n’ont pas le choix ! Personne n’emprunte les transports en commun pour le plaisir.

Si les usagers des transports publics les utilisaient avant le confinement, ils le feront encore après, parce qu’ils n’ont pas de voiture, ou pas de deuxième voiture, parce qu’ils habitent trop loin de leur travail, qu’ils ne vont pas faire le trajet à vélo, encore moins en trottinette. Alors, bien sûr il peut y avoir des changements à la marge, avec des modifications des horaires de travail, comme cela a été suggéré, mais il faudra que ce soit accompagné de changement d’horaires des écoles, des crèches. Une petite partie des usagers du métro et du bus, pourrait se reporter sur les VTC ou les taxis, pour éviter la promiscuité, encore qu’ils seront en contact avec un chauffeur. Mais ils seraient aussitôt remplacés par certains automobilistes qui voudraient éviter d’insupportables embouteillages à l’image de ce qu’on a connu pendant la grève des transports de décembre et début janvier. Bref, selon moi, il n’y aura pas de changement ou peu, à la marge, avec une augmentation de l’utilisation du vélo.

En revanche, il y aura peut-être une évolution de la perception du télétravail. Ceux qui l’ont découvert avec le confinement, vont peut-être lui trouver des qualités. Les employés bien sûr, mais les employeurs également, qui vont s’apercevoir qu’il n’y a pas eu le laisser-aller qu’ils imaginaient.

En revanche, cette crise va sans doute faire du mal au covoiturage, notamment à son principal acteur longue distance, BlaBlaCar. Il s’agit de déplacement de loisirs. Un transport qui ne paraîtra pas indispensable. Allez voir sa Tata en Bretagne, ou ses copains à Cahors, c’est sympa, mais ça peut attendre. On ne les a pas vus pendant la période de confinement, on attendra encore un peu… Pour repartir, Blablacar aura besoin de cash. Cette entreprise explique ne pas avoir de dépenses en ce moment, puisqu’elle n’a pas d’activité et donc pas de frais. Elle a tout de même 350 employés ! Certes, il y a le chômage partiel, les prêts de l’État à taux zéro sur 25 % du chiffre d’affaires. Mais tout de même. Je n’ai rien contre BlaBlaCar : elle a eu une très bonne idée, qui fonctionne parfaitement et qui répond à un besoin. Je n’imagine pas qu’elle passe par une entrée en bourse. Ses dirigeants espéraient le faire mais avec la situation sanitaire actuelle ce n’était plus le bon moment. Lever de l’argent maintenant n’est pas non plus le bon moment car ça risque de divulguer leur valorisation, et les obligeraient à dévoiler le capital de la société. En revanche, alors que jusqu’à présent, ils ne voulaient pas être rachetés, c’est peut-être la meilleure solution aujourd’hui.

Et logiquement, ça pourrait être par un pétrolier, Total par exemple. Pour ce géant, qui a les moyens financiers, ce ne serait pas très coûteux, et cela pourrait même verdir son image avec l’argument que le covoiturage ça pollue moins que la voiture solo. On peut même imaginer que les conducteurs BlaBlaCar soient rémunérés en bons d’essence… utilisables dans les stations Total ! C’est une hypothèse, bien sûr. Mais il faudra de l’argent à BlaBlaCar pour repartir, c’est sûr.

Cette crise sanitaire pourrait aussi conduire à des changements importants dans le transport de marchandises, en particulier pour les livraisons.

La question de l’immédiateté pourrait évoluer. Les clients vont peut-être s’apercevoir qu’ils n’ont pas besoin de cette brosse à dents à manche en buis dans l’heure, qu’elle peut attendre 48 heures ou une semaine. Ça n’a l’air de rien, mais, ça évite que des camionnettes roulent presque à vide et encombrent les routes alors que les commandes pourraient être plus groupées. »

Yann Goubin

Ewa

Siemens réalise des sur-poignées pour améliorer l’hygiène des trains

siemens mobility delivers 3d printed attachments for door handle

Les chemins de fer russes (RZD) testent actuellement 36 pièces conçues par Siemens pour être montées sur les poignées de porte des trains, afin d’en permettre l’ouverture avec le coude ou l’avant-bras plutôt qu’avec avec la main. L’objectif est de « réduire la propagation des germes ou d’un virus tel que Covid-19 ». Siemens a installé les prototypes de ces sur-poignées dans plusieurs rames Desiro exploitées par les RZD dans l’agglomération de Moscou. Ces pièces sont fabriquées en impression 3D et peuvent être livrées sur demande, Siemens ayant récemment acheté deux imprimantes 3D Stratasys, installées à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour la maintenance du parc des RZD, qui comprend également les trains à grande vitesse Velaro. De ce fait, un déploiement de ces sur-poignées sur d’autres types de trains que les rames Desiro de Moscou est envisageable.

Patrick Laval

Ewa

La crise met la recherche sur la mobilité en ébullition

La défense Parvis

Tribunes, enquêtes, forums, webinaires, recherches, enquêtes sur la mobilité, avant et après le Covid-19… La crise sanitaire mondiale a immobilisé les corps et mobilisé les esprits. Avec une question en toile de fond : va-t-on redémarrer comme avant ? Et le faut-il ? Passage en revue, ci-dessous, des interrogations et des positions.  Une rubrique que vous retrouverez dans le prochain numéro de VRT dans un nouvel ensemble, Réservoir MOB, consacré précisément à la recherche, à la prospective, et au débat dans le monde de la mobilité.

Répétition générale

La crise née du Covid-19 n’est-elle qu’une parenthèse appelée à se refermer ? Le 12 mars, Emmanuel Macron en doutait, et déclarait qu’il nous faudra demain « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». On évoque ici ou là le retour de l’Etat Providence, un nouveau New Deal ou l’esprit du Conseil national de la Résistance… Sera-t-on alors armé pour affronter un défi environnemental bien plus terrifiant que le virus ? Le philosophe et sociologue Bruno Latour écrit dans une tribune au Monde, le 25 mars, que tout se passe « comme si l’intervention du virus pouvait servir de répétition générale pour la crise suivante, celle où la réorientation des conditions de vie va se poser à tout le monde, et pour tous les détails de l’existence quotidienne qu’il va falloir apprendre à trier avec soin ». Il est loin d’être le seul à s’exprimer ainsi. « Je pense que cette crise sanitaire agit comme un accélérateur de la prise de conscience de la catastrophe écologique », dit par exemple l’anthropologue Frédéric Keck, dialoguant avec le vétérinaire et épidémiologiste François Moutou. On cite Churchill et son « Never waste a good crisis ». Reste qu’un Bruno Latour, pour l’instant, s’en tient à la triste conclusion que pour la « guerre » à venir, « l’Etat nation est aussi mal préparé, aussi mal calibré, aussi mal dessiné que possible car les fronts sont multiples et traversent chacun d’entre nous. C’est en ce sens que la «mobilisation générale» contre le virus ne prouve en rien que nous serons prêts pour la suivante ».

Vu du ciel, tout est clair

Et pourtant, si l’on a des doutes sur l’«enchâssement » (mot de Latour) de la crise sanitaire dans la crise écologique, les images de la planète vue du ciel sont faites pour les dissiper. Les photos de Wuhan diffusées en février par la Nasa ont fait le tour de la Terre. L’interruption de l’activité liée au coronavirus s’est soldée par une chute de la pollution. L’ESA l’a elle aussi constaté, et fait apparaître la spectaculaire diminution de concentration de dioxyde d’azote (NO2) au dessus de l’Europe entre le mois de mars 2019 et la période 14-25 mars 2020. Autre conséquence, la chute de la pollution sonore, estimée par exemple pour l’Ile-de-France par Bruitparif dans une fourchette de 75 à 87 % des émissions sonores dues à la circulation routière.

L’enchâssement se manifeste aussi d’une tout autre façon : le 7 avril des chercheurs d’Harvard publiaient une étude établissant un lien entre exposition aux particules fines et mortalité au Covid-19.

Quelle sortie de crise?

Saisir l’occasion pour éviter le pire, c’est ce que demandent le 9 avril les 150 Français réunies dans la Convention citoyenne pour climat, dans leur Contribution au plan de sortie de crise invitant à ne pas relancer tout bonnement la machine comme après la crise de 2008. Ils avancent cinquante propositions qui n’étaient pas destinées à être rendues publiques mais qui ont opportunément fuité. Au programme — on n’en sera pas surpris — , la mise en place d’un plan d’investissement pour les transports en commun et pour les voitures sans essence, la relocalisation de certaines activités stratégiques pour éviter le transport de marchandises sur des milliers de kilomètres et garantir une plus grande autonomie alimentaire, énergétique et sanitaire. Pour encourager d’autres modes de transport que la voiture individuelle, les citoyens proposent de rendre obligatoire et d’augmenter (entre 500 et 1 800 euros par an) la prime de mobilité durable prévue par la Loi d’orientation des mobilités. Dans la même ligne, assez naturellement, le Haut conseil pour le climat, le 21 avril, dans son rapport spécial, Climat, santé, mieux prévenir, mieux guérir, demande une « relance pas grise, mais verte ».

Des chercheurs de l’Institute for Climax Economics (I4CE) proposent un plan reposant sur un financement public de 7 milliards d’euros par an accompagné d’une trentaine de mesures. Le plan prévoit d’investir sur sept secteurs particulièrement importants, dont quatre concernent directement la mobilité : le déploiement des voiture bas carbone, les infrastructures de transport en commun, les infrastructures ferroviaires, les aménagements cyclables. Plan de relance essayant de faire rimer volonté de reprise de l’activité économique et vertu écologique.

On attend pour les prochains jours des propositions du cercle de réflexion The Shift Project, tenant compte en revanche du fait que, comme le dit au Monde son président, Jean-Marc Jancovici, « l’avenir va s’écrire pour l’essentiel dans un contexte de décrue économique ». Des propositions plus précises devaient être présentées en juin par The Shift Project, touchant (entre autres) la mobilité quotidienne, la mobilité longue distance, le fret, ou l’industrie automobile. Nous en reparlerons. Comme personne n’a selon lui sérieusement travaillé sur un vrai green deal — contraction de l’énergie associée à une contraction de l’économie — Jean-Marc Jancovici s’attend à ce qu’après la crise ressortent les projets provisoirement remisés dans les cartons. Et Daniel Boy, directeur de recherches au Centre de recherches politiques de Science Po interrogé par Le Monde, loin de voir dans la pandémie comme une aube annonciatrice du grand soir, s’attend à une « course à retrouver la croissance, le pouvoir d’achat, des industries qui tournent ». De fait, la crise économique considérable doublée d’une crise sociale dont l’ampleur se révèle jour après jour, se traduisent par des plans aux allures de sauve qui peut. Les écologistes dénoncent des plans de sauvetage d’Air France (7 milliards) ou de Renault (5 milliards) sans contrepartie environnementale. Chronique de Stéphane Foucart dans Le Monde : « Que de la catastrophe il puisse naître quelques chose : c’était l’espoir de ceux qui se soucient de l’environnement. Il aura fallu très peu de temps pour que cet espoir soit douché. » Et pourtant, l’économiste Daniel Cohen et le banquier Nicolas Théry veulent y croire. Pour eux, « le monde néolibéral inventé part Margaret Thatcher et Ronald Reagan a été tué par le coronavirus ». Ils croient possible un monde de coopération et de solidarité, et recommandent un fort financement des investissements climatiques grâce à une dette à très longue durée.

Fin de l’hypermobilité ?

Optimistes, trois responsables du Forum Vies Mobiles, Think tank de la SNCF, invitent dans Les Echos à une « réinvention capitale de nos mobilités ». Pour eux, « l’expérience concrète et partagée du confinement, qui ébranle la société tout entière et le système économique sur lequel elle s’est bâtie, peut être l’occasion de prendre des mesures plus radicales qu’on ne le pensait possible pour préparer un futur désiré et plus durable.» Et d’inviter à sortir d’un « système d’hypermobilité à bout de souffle ». On reconnaîtra dans ce propos ce qu’on peut lire en creux dans l’étude récente du Forum sur les mobilités (voir les pages Réservoir MOB du prochain VRT de mai).

De son côté Gabriel Plassat, pour La Fabrique des Mobilités, le 31 mars, prend l’image du Produit minimum viable (PMV), qui « constitue pour un entrepreneur le meilleur (c’est-à-dire le plus simple, économique et rapide) moyen de tester ses hypothèses sur tout ou partie du marché qu’il vise. » Le Covid-19 vient, dit-il, de faire apparaître notre Mobilité minimum viable : « Finalement, un volume non négligeable de mobilité n’était pas indispensable ».

Scruter les nouvelles pratiques

Avant de changer éventuellement de monde ou plus modestement de modes (de transport), il faudra tirer les leçons du confinement. Le Forum Vies Mobiles a mené très vite une enquête sur les changements de pratiques mais aussi de conception de la mobilité auprès de 1500 Français représentatifs de la population (revoyant une partie des quelque 12000 personnes interrogées dans le cadre de son enquête nationale sur les déplacements). Résultats : 62% des Français apprécient de passer moins de temps dans les transports, 38% ont pris conscience que leurs déplacement pourraient être faits davantage à pied ou à vélo, 38% des habitants de l’agglomération parisienne ont envie de la quitter.

Le cabinet 6T, avec l’Ademe, procède, lui, à une enquête portant sur 2000 Français représentatifs de la population et faisant un zoom sur certains territoires, pour voir la possible évolution des mobilités. Comme nous le dit Nicolas Louvet, DG de 6t, « on va être particulièrement attentifs à ce qui touche le télétravail. » Voir en particulier si la pratique, conçue au sens strict non comme simple travail à distance mais comme possibilité d’éviter un déplacement, ne suscite pas d’autres déplacements. A surveiller aussi, dans les pratiques des Français lors de la période de confinement et à l’orée du déconfinement, tout ce qui touche au vélo. Rappelons à ce propos la réactivité du Cerema qui a sorti le 14 avril une fiche sur les aménagements cyclables des villes et le confinement.

L’Institut pour la ville en mouvement (IVM Vedecom) a pour sa part mis en place une plateforme internationale d’observation et d’échanges « pour repérer, dans cette situation exceptionnelle de pandémie mondiale, l’émergence de pratiques, de comportements pour continuer à imaginer et developper des solutions innovantes ». Et publie dans ce cadre un billet Crise du Covid qui, conformément au programme de recherche de l’IVM sur les «hyperlieux mobiles», remarque : « Un peu partout, les banques, les coiffeurs, et même les tribunaux deviennent mobiles pour continuer à offrir un service à une grande partie de la population désormais recluse ».

Signalons aussi l’initiative de la Fabrique de la Cité. Dans A travers les villes en crise, série d’entretiens avec des experts, généralement animés par Cécile Maisonneuve, sa présidente, le think tank de Vinci essaie d’évaluer les effets de la crise dans le monde et de dégager des pistes pour la sortie. Exemples de Barcelone, San Francisco, Boston, Lyon, Singapour, Medellin…

Le Pavillon de l’Arsenal a, lui, ouvert un forum virtuel, Et demain on fait quoi ?. Nicolas Ledoux, président d’Arcadis France, y invite à tester de nouveaux modèles d’organisation des entreprises qui génèrent moins de déplacements. L’agence Vraiment Vraiment remarque que le trottoir moyen français est « bien loin de pouvoir accueillir deux personnes se croisant à 1 mètre de distance », et considère que, d’un sujet anecdotique et technique, « l’épidémie fait passer la gestion de l’espace public à un critère à part entière de la résilience urbaine ». Dans un monde imprévisible Raphael Ménard, architecte, président d’Arep, affirme « la nécessité d’un urbanisme du soin (ou du care) », et attend de l’architecture qu’elle se réinvente, prenant pourquoi pas exemple sur le Japon, où traditionnellement l’on construit « de façon légère, pour une durée de temps brève ».

Transports publics pas si sûrs…

De grands investissements pour les transports publics, demande-t-on souvent. Pas si sûr qu’on les obtienne. Et d’ailleurs, sont-ils si sûrs ? Aux Etats-Unis, des spécialistes de santé publique estiment que la différence de vitesse de propagation du virus entre Californie et Etat de New York s’explique par la densité de population, beaucoup plus importante sur la côte Est. Mais aussi par le mode de transport. « A New York, le réseau de transport en commun est beaucoup plus développé. Les contacts directs sont beaucoup plus nombreux qu’avec la traditionnelle voiture individuelle comme à San Francisco, même si c’est malheureux pour la planète », disait au Monde début avril le professeur Romain Pirracchio, chef du service de réanimation de l’hôpital Zuckerberg de San Francisco. New York vs Californie ? L’image, assez vite apparue, résume de façon frappante un débat très lourd qui commence dès le déconfinement et ne sera pas sans effet sur les investissements. Et le transport public, synonyme de promiscuité, antonyme de la nouvelle valeur de « distanciation sociale » ne s’en sort pas bien. L’autopartage non plus. Voir à ce sujet la tribune des consultants du Boston Consulting Group Joël Hazan, Benjamin Fassenot et Pierre-François Marteau, sur le retour irréversible de la suprématie de la voiture individuelle. La crainte de Jean-Yves Le Drian sur le relations internationales pourrait bien s’appliquer aux mobilités : que « le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire.»

Vertu des métropoles ?

Et justement, quel rôle a joué la métropolisation dans la crise ? Dans AOC, le géographe Jacques Lévy relève un paradoxe : « on pourrait en effet s’attendre à ce que les grandes villes soient beaucoup plus touchées que les autres espaces : d’une part, ce sont les hubs de mobilité et c’est surtout par elles, leurs gares, leurs ports, leurs aéroports, que les virus arrivent du reste du Monde ; d’autre part, les interactions de diverses natures y sont considérablement plus nombreuses qu’ailleurs et elles sont réalisées au contact c’est-à-dire avec des distances faibles ou nulles entre les corps et durant un temps significatif : espaces publics denses, transports de masse, cinémas, théâtres, salles de concerts, magasins, lieux touristiques, congrès, universités, hôpitaux. » Or, relève-t-il, « dans toutes les situations où l’on dispose de données suffisamment fines, c’est le contraire qui se produit. Le cas le plus spectaculaire est la Corée du Sud : la moitié de la population du pays habite l’aire métropolitaine de Séoul (25,7 millions d’habitants sur 51,5). Or le Grand Séoul ne représente 8% des contaminations et 3% des morts. » Et de se demander si « les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples ». Le texte de Jacques Lévy a été écrit bien avant les pics attendus, et on restera prudent tant qu’on ne connait pas les chiffres définitifs de la pandémie. Eric Verdeil, géographe aussi, prolonge la réflexion dans The Conversation et s’appuie sur un « article de chercheurs nord-américains montrant la vulnérabilité plus grande des espaces périphériques face aux pandémies ». Mais plus qu’à une analyse « en termes de différenciation des territoires, voire d’inégalités entre les différents espaces », Verdeil souligne les liens qui connectent les territoires à travers les échelles. Et voit dans les travaux des géographes Sandrine Berroir, Nadine Cattan et de leurs collègues une illustration cartographique forte des liens intenses structurant l’espace français, offrant « une contribution utile à la compréhension des dynamiques du Covid-19».

Quand localisation rime avec globalisation

L’avenir sera-t-il local ? Un territoire canadien (Dalhousie, dans le Nouveau Brunswick) se targue de produire de la nourriture locale. Intéressant, mais, comme le remarque le Forum Vies Mobiles, pour produire cette nourriture recueillant tous les labels vertueux de production locale ou de vente locale, la province fait venir grâce à des accord internationaux des ramasseurs de Jamaïque et du Mexique. D’où l’idée d’une enquête, permettant de mettre en regard de cette réalité ce que savent les consommateurs et ce qu’ils en pensent. L’enquête a été infléchie pour tenir compte des effets du confinement… qui devrait provisoirement interrompre la pratique, et remettre à plus tard le projet d’interroger les migrants. Intéressant, alors que les Français (sondage Odoxa pour les Echos et Radio classique) font de l’autonomie agricole de la France (93%) la priorité. Pas si simple, le retour aux champs.

François Dumont

Ewa

Le nombre de trajets domicile-travail en covoiturage a chuté de 90 %

Julien Honnart

Julien Honnart, président et fondateur de Klaxit, société de covoiturage domicile-travail, explique à VRT les conséquences de la crise sanitaire pour son activité.

Ville, Rail & Transports. Quelle est la situation de Klaxit aujourd’hui ?

Julien Honnart. On constate une chute du nombre de trajets en covoiturage de l’ordre de 90 %. Nous avons donc fait une pause dans les lancements de notre service pour les entreprises et les collectivités. Mais ce n’est qu’un décalage de revenus à prévoir. En revanche, les discussions commerciales en cours se poursuivent : deux nouvelles villes ont signé avec nous en mars, et deux autres la première quinzaine d’avril. Plusieurs autres sont en cours de contractualisation. Nos 7 millions d’euros de revenus ne sont pas impactés puisqu’ils étaient déjà signés et ne dépendent pas des volumes de trajets.

VRT. Comment voyez-vous la reprise ?

J. H. Nous anticipons une reprise progressive à partir de la mi-mai, de nouveaux lancements de services pour des entreprises et des villes en juin et un redémarrage complet de l’activité à la rentrée de septembre. Le covoiturage, surtout quand il est pratiqué avec un équipage fixe, permet de limiter drastiquement les contacts par rapport à un voyage en transport en commun.

VRT. Quelles sont les mesures mises en place ?

J. H. Nous travaillons à un plan de réactivation de notre base d’utilisateurs et allons mener des actions de communication de grande envergure avec nos entreprises et collectivités clientes. Nous suivrons évidemment les recommandations sanitaires des autorités. Nous appliquons d’ores et déjà des consignes de sécurité détaillées sur notre blog ( https://blog.klaxit.com/2020/03/23/covid-19-klaxit-nouvelles-mesures-de-securite-pour-vos-covoiturages-indispensables/ )

Propos recueillis par Yann Goubin