Lineas est un acteur à part dans le paysage du fret ferroviaire européen. Entreprise privée, mais historiquement issue de la SNCB, cet acteur dont le siège principal est en Belgique affiche une vocation internationale. Son plan de redressement, avec arrêt des activités non rentables et recentrage sur les corridors attractifs, donne ses premiers résultats. Les pertes ont été divisées de moitié cette année, l’objectif étant d’atteindre la rentabilité l’an prochain.
« Nous sommes le plus grand opérateur privé de fret ferroviaire en Europe », affirme Bertrand Gustin, PDG Lineas Group depuis février. Cet ingénieur commercial passé par le secteur énergétique avant de relancer Brussels Airlines, dont il a été CEO pendant dix ans, s’attaque désormais à transformer ce qui était, il y a deux décennies encore, la division fret de la SNCB, alors dénommée B Cargo. Devenue l’entité indépendante SNCB Logistics en 2011, avant d’accueillir en 2015 le fonds d’investissement Argos Wityu dans son capital à hauteur de 69 %, elle est rebaptisée Lineas en 2017, deux ans avant qu’Argos Wityu n’augmente sa part de 21 points, les 10 % restants du capital étant repris à la SNCB par la Société fédérale de Participations et d’Investissement (SFPI/FPIM), le fonds souverain belge, en 2021.
C’est cette année-là que Lineas acquiert la société Independent Rail Partner (IRP), basée à Rotterdam, afin de renforcer sa présence sur le marché néerlandais et d’acquérir des locomotives. Enfin, en 2023, Lineas lance une augmentation de capital, en commençant par 20 millions d’euros apportés par les actionnaires existants (Argos Wityu 65 % et SFPI/FPIM 35 %). « Nous sommes complètement indépendants de SNCB et Infrabel, avec qui nous avons d’excellentes relations », résume Bertrand Gustin.
« Les grands modèles qui ont fonctionné sont ceux où l’on couple la connaissance du ferroviaire et de l’expérience managériale venue d’ailleurs », précise le PDG venu du secteur aérien, qui reconnaît avoir été « étonné [par] le faible niveau de digitalisation du fret ferroviaire ». Ce qui n’est pourtant pas une fatalité : « Nous avons investi dans un outil pour suivre les trains end to end ».
Bertrand Gustin est désormais à la tête d’une « PME active avec 500 millions d’euros de chiffre d’affaires », qui emploie 1 750 « passionnés par le rail », dont quelque 500 conducteurs nationaux et internationaux, pour un parc de matériel roulant regroupant 250 locomotives et 6 700 wagons. « À la fois une entreprise ferroviaire et un opérateur intermodal et conventionnel », Lineas affiche une vocation multinationale, avec une forte présence en Europe occidentale et centrale – Belgique, Pays-Bas, France et Allemagne – et des prolongements assurés par des partenaires vers l’Espagne, l’Italie, les pays nordiques et la Turquie.
Numéro 5 en France
Leader en Belgique et deuxième acteur aux Pays-Bas, Lineas est numéro cinq en France, « où le marché s’ouvre et où nous voyons beaucoup d’opportunités », ajoute Bertrand Gustin. Le président de Lineas France est Tristan Ziegler, ingénieur Travaux Publics et HEC, qui a rejoint son employeur actuel il y a six ans, après dix années chez Eurotunnel et Europorte.
Présent en France depuis 2010, Lineas y emploie 227 personnes et assure 190 trains, dont des autoroutes ferroviaires sur corridors grande distance, mais aussi le transport local de céréales ou granulats. Aux quatre plateformes de Valenciennes, Tergnier, Châlons-en-Champagne et Langres, Lineas va ajouter celle de Mondelange (Moselle), tout en formant des conducteurs dans quatre établissements. « Si l’on veut faire deux fois plus de trains, il faut deux fois plus de conducteurs », rappelle Tristan Ziegler.
En revenant à l’échelle du continent, « nous sommes géographiquement présents sur l’industrie et les ports, avec Zeebrugge, premier importateur de voitures en Europe et Anvers, deuxième cluster pétrochimique au monde après Houston », explique Bertrand Gustin. Deux ports qui sont, avec Rotterdam, les hubs de Lineas.
Arrêt des activités non rentables
Malgré ce positionnement géographique unique, l’entreprise présente un portefeuille diversifié associant des trains complets, du transport intermodal ouvert (avec prise de risque) ou fermé, mais aussi du wagon isolé. Non seulement ce dernier présente un intérêt selon Lineas, mais lui permet d’être rentable « sans subsides » ! Pour le wagon isolé, mal aimé par d’autres entreprises de fret ferroviaire, Lineas déclare pratiquer une politique de prix de qualité, selon son principe : « il n’y a pas de raison que le fret ferroviaire ne soit pas rentable ». Ce qui peut impliquer de supprimer les services déficitaires, telles les liaisons rapides Green Express Network (GXN), « superbes sur le papier mais irréalisables en réalité ».
Pragmatique, oui, mais « si un gouvernement veut maintenir un fret déficitaire, qu’il le subventionne ». Et il semble bien que le plan de redressement de Lineas, avec arrêt des activités non rentables et recentrage sur les corridors attractifs, donne ses premiers résultats. Les pertes ont été divisées de moitié cette année, l’objectif étant d’atteindre la rentabilité l’an prochain. « Le wagon isolé représentait 15 % du business et 50 % des pertes, il va vers l’équilibre cette année ». Tout cela malgré les renchérissements dus à la crise énergétique : « nous avons perdu zéro client avec la surcharge énergétique, grâce à une adaptation mensuelle. Ça n’existait pas dans le secteur et maintenant, tout le monde le fait ».
Un vrai changement de perspective pour le fret ferroviaire, par rapport à l’époque où « on n’attendait pas grand-chose de nous, nous ne fournissons pas grand-chose, mais nous ne coûtions pas grand-chose », pour reprendre les termes de Bertrand Gustin. Passée de 2,5 sur 5 à 4 sur 5, la satisfaction client est désormais primordiale, ce qui est rentable : « si nous sommes capables de fournir un produit, le client est prêt à payer ». Pour y parvenir, Lineas pratique « une stratégie réaliste, axée sur la performance », dont les quatre piliers sont « simplification des produits et focus », « durabilité commerciale et gestion des contrats », « centrage sur le client, excellence opérationnelle » et « une organisation adaptée à notre stratégie ». Derrière ces mots définis par sa direction, Lineas joue sur une mise en œuvre locale de sa stratégie : « le client est essentiel, nous lui rendons visite », souligne Bertrand Gustin, selon qui « un mot n’existe pas chez nous : « grève » », car « nos partenaires sociaux participent à notre stratégie ».
Numérisation et alliances
Et quatre mouvements ont été définis pour le long terme. Le premier est la numérisation, qui permet le suivi du train : Lineas a ainsi lancé MyLineas, un service « unique dans la filière du fret ferroviaire », qui offre une visualisation du parcours du train en temps réel. Un deuxième axe est la mise sur pied d’alliances avec des partenaires « sur lesquels on peut compter », afin de le plus avoir recours à la sous-traitance au cas par cas. Un peu comme dans le secteur aérien, qui connait également des regroupements : dans la même logique, la consolidation au niveau du fret ferroviaire est le troisième mouvement identifié par Lineas, qui considère que le secteur est actuellement trop fragmenté, avec trop de « petits » acteurs. Enfin, le quatrième axe est guidé par l’environnement social et la gouvernance, par exemple pour réduire la dépendance au diesel.
Mais la réussite du fret ferroviaire ne dépend pas de Lineas seul. Beaucoup de progrès restent à faire : « il faut que le concurrence soit équitable entre nous et avec la route », insiste Bertrand Gustin, qui ajoute à sa liste de desiderata « un gestionnaire d’infrastructure compétent et performant qui soit redevable au client » et « une coordination du trafic international numérisée ». « Il faut que le fret ferroviaire soit indépendant du trafic passager et de l’infrastructure, dont les dirigeants ne voient pas le fret comme une priorité », et plus largement, « un progrès majeur doit être fait de coordination entre pays », car « la connexion transfrontalière ne fonctionne pas sur les corridors ». Pour cela, « il faut que le politique et le secteur se prennent en main : Le rail a une opportunité les 10 prochaines années, mais il faut que chacun fasse son travail ».
Patrick LAVAL