Soumis à plusieurs injonctions paradoxales, entre une demande croissante de transports décarbonés et une envolée des prix de l’énergie qui favorise le recours aux solutions les plus polluantes, les acteur du fret s’interrogent sur leur avenir. L’Alliance 4F, qui réunit depuis 2020 les acteurs du fret ferroviaire en France (entreprises ferroviaires, transport combiné, loueurs de wagons…) pour défendre leurs intérêts, a décidé en ce début avril de faire le point sur la situation actuelle.
« Un des avantages les plus évidents du fret ferroviaire est la décarbonation : il réalise neuf fois moins d’émissions de CO2 que par le mode routier », rappelle Nicolas Gindt, le président de Forwardis. De plus, « le fret ferroviaire consomme six fois moins d’énergie à la tonne transportée que le mode routier ». Et enfin, « le fret ferroviaire a aussi plusieurs projets d’innovation pour rendre le système plus digital, plus automatique, comme l’attelage digital ». Le secteur se présente donc comme une industrie du futur, « mais en même temps, une chose nous différencie de nos compétiteurs : c’est disponible, dès aujourd’hui. Nous proposons une solution de décarbonation qui n’a pas besoin de milliards d’investissements pour réussir. »
Ces dernières années ont vu la multiplication des signes encourageants pour ce mode de transport. « Depuis la création de 4F, nous avons eu plusieurs points positifs : accompagnement du gouvernement, stratégie du fret ferroviaire, inscription dans la loi climat de l’objectif de doubler le marché du fret ferroviaire d’ici 2030 et rapport récent du Conseil d’orientation des infrastructures (COI) qui milite pour des investissements lourds sur le réseau ferré, avec un volet sur le fret ferroviaire qui semble répondre à nos attentes. Et en 2021, la part de marché du fret ferroviaire a augmenté en France, ce qui valide notre ambition de doublement est réaliste. » Une hausse qui traduit également une réelle demande de transports décarbonés par les industriels et les chargeurs.
Appel à l’aide sur les hausses de l’énergie
Mais les préoccupations ne manquent pas non plus. « Nous en voyons quatre particulièrement sur lesquelles nous avons besoin de réponses et de politiques de long terme de la part du gouvernement », indique Nicolas Gindt. Les deux premières sont conjoncturelles, les deux autres demandent des actions à moyen et long terme. La première est l’énergie : « Il est impossible de traverser la période actuelle sans aide des pouvoirs publics ». Viennent ensuite… les grèves : « La période est particulièrement difficile et même si nous n’avons pas beaucoup de conducteurs grévistes dans nos entreprises, le Réseau ne répond pas. Comme nous ne sommes pas en capacité de faire circuler nos trains, il y a une tentation de recourir au mode routier ». A moyen terme viennent les investissements : « Le rapport du COI n’est pas vraiment coordonné et transmis dans une loi de programmation et on peut douter de la réalité de sa mise en œuvre ». Et à terme, le secteur exige « une vraie qualité de service du réseau, par une capacité disponible ».
Au sujet de l’énergie, Stéphane Derlincourt (RLE) souligne que « 60 % de nos trains, toutes entreprises confondues en France, opèrent avec des locomotives électriques ». Pour autant, « depuis 2021, nous sommes dans de très fortes difficultés en ce qui concerne l’énergie, pas tant par la pénurie, mais sur des problématiques économiques : le gasoil non routier a augmenté de 50 % et l’énergie a été multipliée par près de cinq, en moyenne pour toutes les entreprises ferroviaires qui opèrent en France. Ce qui pose de vraies colles d’un point de vue soutenabilité de nos marchés : nous sommes dans l’impérieuse nécessité à la fois d’aller voir nos clients, de demander à nos salariés de faire encore plus attention, de faire des gestes d’écoconduite pour des économies, mais globalement, nous ne joignons pas les deux bouts et sommes obligés de frapper à la porte de l’État ». Le secteur sollicite depuis de nombreux mois des aides conjoncturelles comme il en a eu en 2022, quand l’énergie était bien moins chère. « Nos difficultés sont telles que certains de nos clients qui font appel au mode ferroviaire se demandent s’ils vont poursuivre avec ce mode. Nous avions gagné des parts de marché mais risquons de nous retrouver dans une logique de report modal inversé, avec toutes les conséquences qua ça peut avoir, dans un contexte où la route a un regain de capacité compte tenu des volumes en partie plus faibles sur ce début d’année. », poursuit le dirigeant. De telles aides ont par exemple été accordées en Allemagne à tout le secteur ferroviaire.
Le problème se pose également pour les entreprises ferroviaires, qui « peuvent également avoir la tentation de faire du report du mode électrique sur le mode thermique – nous faisons en sorte de ne pas tomber dans cette logique-là, mais à près de 500 euros par MWh, ça revient moins cher de transporter les marchandises par locomotive thermique », rappelle Stéphane Derlincourt.
Fort potentiel pour le transport combiné
De son côté, Aurélien Barbé (GNTC) souligne que le combiné rail-route « est un des segments de marché avec le plus fort potentiel de croissance dans les prochaines années : il a progressé de 9,4 % en tonnes-km en 2022, après 16 % de croissance en 2021 ». Mais cet élan risque de se briser sur les grèves de ces trois derniers mois, « avec 35 à 40 % de perte de chiffre d’affaires ». Et le représentant du transport combiné juge que la gestion de crise mise en place par SNCF Réseau « n’est pas forcément au niveau des attentes des entreprises ferroviaires et des opérateurs, avec de nombreux postes qui ne sont pas tenus ». Dans ce contexte, « les priorisations sont faites pour les trains de voyageurs par rapport aux trains de fret. En combiné, nous circulons la nuit, en concurrence avec les travaux, et le jour avec les trains de voyageurs. » Ceci alors que le combiné est un segment de marché « vraiment dynamique : les chargeurs, les transporteurs routiers connaissent notre secteur et sont convaincus de l’intérêt de faire aujourd’hui du report modal sur le ferroviaire en matière de décarbonation, de consommation d’énergie, d’externalités, comme la pollution ou la décongestion… »
Dans l’attente d’un schéma directeur
Aurélien Barbé souligne également les besoins de capacité au niveau des terminaux de combiné, des plateformes multimodales : « Nous avons estimé le besoin à 15 terminaux d’ici une dizaine d’années et la modernisation du parc existant de plateformes, vétustes ou saturées. Un schéma directeur devrait être publié à l’automne prochain ». Mais avant. tout, « nous avons besoin d’avoir un calendrier de la part de l’État, des investissements pérennes de l’État de SNCF Réseau, de la coordination, des budgets officialisés par les pouvoirs publics. Le marché a besoin de visibilité et de lisibilité. »
La visibilité est aussi au cœur du plaidoyer pour les « petites lignes » prononcé par Philippe François (Objectif OFP) en guise de conclusion : « Actuellement, 40 % du fret ferroviaire part ou est à destination d’une ligne de desserte fine du territoire. On a besoin d’avoir une vision : le temps ferroviaire est un temps long et on manque de visibilité et de connaissance du véritable état de ces lignes. Certaines ont une vision de cinq ou dix ans en fonction des travaux engagés, mais un industriel qui veut investir sur une logistique ferroviaire a besoin de se projeter sur la durée. » De façon imagée, Philippe François compare un réseau ferré structurant avec des petites lignes en difficulté avec « une autoroute sans échangeurs, vide de voitures et de camions ». Sans petites lignes, le fret ferroviaire serait en souffrance, alors même « qu’il y a un frémissement : les industriels, les chargeurs aimeraient bien faire du ferroviaire, avoir une logistique plus verte, mais ils ont besoin de visibilité. » Tout en alertant sur un risque de fermeture d’une grande partie des petites lignes toujours en activité, le représentant des opérateurs ferroviaires de proximité insiste sur la nécessité de protéger toutes ces lignes, ouvertes au trafic ou non, du déferrement ou de la pression immobilière : « Si on ne fait rien, des territoires complets vont être abandonnés ». Car même si le financement des travaux nécessaire n’est pas pour aujourd’hui, « on aura peut-être bientôt des trains légers, du fret différent, multiforme sur les territoires : le modèle du XXe siècle ne sera pas copié-collé sur le XXIe siècle ».
Patrick Laval