Le marché des autobus : plutôt de la haute couture que du prêt-à-transporter
Pour les Jeux olympiques de 2012, Londres va recevoir six autobus de présérie d’un modèle totalement inédit, conçu et construit « de A à Z » pour la seule capitale britannique. Ces machines révolutionnaires doivent être mises à disposition du groupe Arriva, l’un des acteurs majeurs des transports de surface londoniens. Si l’autobus urbain est aujourd’hui encore, à la différence de l’autocar, un marché sur lequel les constructeurs doivent en permanence adapter, au gré des commandes, leurs véhicules pour répondre aux spécifications très particulières de chaque opérateur, pareille radicalisation de la tendance outre-Manche n’a pas manqué de semer le trouble dans les milieux industriels comme chez nombre d’observateurs. A l’heure de l’Europe, où les exploitants seraient plutôt invités à rédiger des cahiers des charges ne spécifiant que les performances mais n’entrant plus dans la définition technique des produits, le futur autobus londonien, lui, fait figure de retour aux errements du passé. Il est né d’une promesse électorale de Boris Johnson, l’actuel maire de Londres, qui souhaitait une nouvelle « icône » ambassadrice de sa ville vis-à-vis du monde entier. Du coup, en attendant qu’un nom lui soit officiellement trouvé, le projet n’a pas tardé à être baptisé « Borismaster » par la presse comme par les professionnels, en mémoire du mythique Routemaster, qui était justement un pur produit de l’exploitant « London Transport » des années cinquante, et qui aura circulé plus de quarante ans dans les rues de la capitale avant d’être retiré du service en décembre 2005 pour non-compatibilité avec les nouvelles normes d’accessibilité. Cultivant un air rétro « so british », avec sa carrosserie toute en rondeur et sa plateforme arrière ouverte permettant aux voyageurs d’y monter ou d’en descendre librement, le Borismaster n’en sera pas moins un autobus « high-tech », avec sa transmission hybride-série.
Londres est l’exemple même d’un réseau urbain aux conditions d’exploitation redoutables, qui ne peut visiblement se satisfaire de l’offre standard des constructeurs. Déjà, au tout début des années 70, le « London Transport » avait voulu jouer la carte d’un retour au produit « sur étagère », en achetant à plus de deux mille exemplaires des autobus à étage sur châssis « Fleetline », majoritairement construits par Daimler. Le fiasco des DMS fut mémorable, les premiers de la série étant réformés pour disponibilité calamiteuse avant même que les derniers n’aient seulement été livrés. Curieusement, beaucoup connurent ensuite une seconde vie exempte de pannes chez de nombreux exploitants de province (et même de la capitale), laissant aussi accréditer l’idée que le « London Transport » n’avait pas su (ou pas voulu) changer ses méthodes de maintenance ancestrales pour les adapter au « Fleetline ». Mais ne serait-ce pas là une constante universelle dans le monde des opérateurs de transport urbain que de se montrer d’autant plus inflexibles à l’égard de l’industrie qu’ils sont en position de monopole sur leur propre terrain ?
Plus près de nous, la RATP n’a jamais eu, elle non plus, la réputation d’être un client facile. A tout seigneur tout honneur, les constructeurs sont souvent prêts à consentir bien des efforts pour décrocher un marché avec un client d’une telle envergure. Inversement, à la Régie, on ne manque pas de spécialistes compétents pour « passer à la moulinette » les offres reçues, et se montrer d’une intransigeance implacable à l’égard du respect de chacune des spécifications exigées. Et il n’est pas rare qu’une génération nouvelle d’autobus soit développée prioritairement, par un constructeur, en fonction des attentes de son plus gros client. Quand, dans les années 80, Renault opte, sur le futur R 312, pour une motorisation montée transversalement à l’arrière avec renvoi d’angle (une solution très discutable au plan de la consommation), il faut y voir le choix stratégique de la RATP d’acquérir à nouveau des autobus à trois portes et plancher plat, choix qui sera d’ailleurs remis en cause, un peu plus tard, par le même opérateur, en raison notamment de l’évasion tarifaire constatée et des problèmes d’incivilité…
Dans sa campagne électorale, l’actuel maire de Londres Boris Johnson avait aussi promis de débarrasser ses administrés des autobus articulés Citaro O 530G que son prédécesseur Ken Livingstone avait introduit en grand nombre dans la capitale. Et pas seulement pour l’envolée de la fraude liée au self-service incontournable sur un « 18 m » ! En fait, le véhicule allemand du constructeur Mercedes avait fait l’objet d’une attaque en règle par un tabloïd britannique, à la suite d’accidents de circulation impliquant des cyclistes. Là encore, les professionnels n’ont pas manqué de s’interroger sur la pertinence économique d’un tel retrait anticipé, au demeurant désormais bien engagé. Quant aux « poids lourds » européens de l’autobus, après moult hésitations pour certains, ils ont finalement tous décliné l’offre de construire le Borismaster : trop compliqué (encore que les moteurs-roues initialement envisagés aient été fort heureusement abandonnés en cours de développement), et surtout beaucoup trop particulier ! C’est Wright, en Irlande du Nord, qui a relevé le défi. Un industriel atypique qui ne cesse de grandir, et dont on n’a sûrement pas fini d’entendre parler…
Pourtant, sous tous les cieux, les constructeurs n’ont toujours rêvé que de standardisation. Par le passé, les organismes fédérateurs au plan national des opérateurs de transports urbains ont d’ailleurs essayé d’impulser de telles dynamiques. En France, au tout début des années 60, l’Utpur (Union des transports publics, urbains et régionaux, ancêtre de l’UTP, Union des transports publics), en conjonction bien sûr avec la RATP, avait justement lancé le projet de l’« autobus standard » (le si bien nommé !), avec un cahier des charges très contraignant, auquel répondirent nos trois constructeurs de l’époque, Berliet, Saviem et Verney. Le PCM du premier et, surtout, le SC 10 du deuxième furent produits en très grandes séries pour les réseaux français. En Allemagne, on observa exactement la même démarche de la part des organismes équivalents, VöV puis VdV (Verband Öffentlicher Verkehrsbetriebe, Verband Deutscher Verkehrsunternehmen), avec le Standard I dans les années 70, puis le Standard II dans les années 90. Là encore, il s’agissait d’une unification extrêmement poussée dans la définition comme dans la réalisation des véhicules (entre autres construits par Büssing, Mercedes et MAN), jusqu’à l’aspect extérieur qui, pour le commun des mortels, ne se différenciait plus, d’une marque à l’autre, que par la seule calandre et son logo. Cette approche pragmatique avait été aussi celle des Etats-Unis
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Publié le 12/02/2025 - Philippe Hérissé