Un calcul qui pourrait bien être très en deçà de la réalité sachant que « gagner ne serait-ce qu’un point de fraude permet d’engranger plusieurs centaines de milliers d’euros de recette annuelle, la somme augmentant avec la taille du réseau », prévient Franck Geisler, président de Scat, société spécialisée dans la lutte contre la fraude, qui depuis 1998, intervient chaque année auprès d’une centaine de réseaux français, filiales des 4 grands groupes. Ce patron avoue une croissance régulière de son activité depuis 17 ans. « Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui, mais la crise fait qu’on ne passe plus par-dessus. Les dotations des collectivités sont en baisse et les DSP sont titrés vers le bas. » A Strasbourg, par exemple, un point de fraude représente 500 000 euros. Si bien que faire passer la fraude de 10 à 0 % pourrait représenter 5 millions d’euros de recettes supplémentaires… en moyenne par réseau urbain.
La fraude est en tout cas, devenue un mal suffisamment inquiétant, dans un contexte économique de plus en plus contraint, pour que Keolis en fasse sa « grande cause nationale pour 2014 », et déterre la hache de guerre avec tout un arsenal de mesures anti-fraude. Chez Transdev, on répugne à parler de « lutte contre la fraude », expression qui laisse penser qu’on mise sur le tout répressif. On préfère l’incitation « car le fraudeur est aussi un client », explique Franck Michel, directeur marketing et territoires France. Inciter à l’achat du titre, puis à sa validation passe principalement par des messages de responsabilisation pour le groupe qui estime que la triche sur ses réseaux lui coûte « plus de 60 millions d’euros par an ».
Paradoxalement, Keolis, qui exploite davantage de réseaux, en particulier des grands (Lyon, Lille, Bordeaux, Strasbourg…), ne chiffre le manque à gagner qu’à 30 M€ annuels. Tout en sachant que le taux de fraude réel est généralement quatre fois plus important que le taux apparent (voir encadré comment compte-t-on les fraudeurs ?). Le réel, estimé par enquête, se situerait généralement autour de 5 % pour un petit réseau, mais il peut atteindre jusqu’à 20 % dans les réseaux à tram, avec une moyenne autour de 10 %. En dehors du tramway, l’un des facteurs aggravants : le fait d’avoir cédé à la mode de la montée toutes portes dans les bus. « Le conducteur ne joue plus son rôle majeur de maintien du respect de l’espace bus », poursuit Franck Michel. Et même si l’on fait marche arrière en réinstaurant la montée par la porte avant, c’est difficile… « Sur 100 voyageurs, on sait qu’on trouve 10 fraudeurs invétérés, 10 personnes qui paient systématiquement et 80 fraudeurs d’opportunité, c’est sur ces derniers que nous axons nos actions », explicite-t-il. Au sein de cette large population, on trouve celui qui une seule fois n’aura pas eu le temps ou la monnaie pour acheter son titre, comme celui qui estime fréquemment que « c’est trop cher pour deux stations » ou encore celui qui ne paiera qu’exceptionnellement.
Par rapport à nos voisins européens, on ne ferait ni mieux, ni pire en la matière. Mais la différence tiendrait principalement dans la perception de faire quelque chose de mal. « On fraude l’Etat, c’est un sport national, et il n’y a pas de contrôle social des autres voyageurs », résume Franck Michel de Transdev. « Dans tous les sondages, la fraude apparaît comme un péché véniel, relève de son côté Frédéric Baverez. Mettre les pieds sur le siège ou arracher une fleur d’un jardin public sont perçus comme des actes plus répréhensibles… ». Explication : les gens ont l’impression de ne léser personne. « Il faut donc faire valoir l’enjeu économique, poursuit-il. Ainsi à Lyon, des adhésifs rappellent que la fraude correspond à l’achat d’une rame de métro ou de 10 bus par an… ». Histoire de rappeler que c’est toute la collectivité qui est en fait pénalisée par la triche de chacun. Dans ce très grand réseau, Keolis arrive à contenir la triche aux alentours de 10 %, un résultat honorable, fruit d’une pression permanente et de longue date. « Il faut lutter contre la fraude, car c’est à la fois un enjeu pour les finances publiques, un manque de citoyenneté et une demande des clients qui ne supportent pas de payer quand les autres ne le font pas, poursuit-il. La fraude contribue de plus au sentiment d’insécurité ».
L’inverse est aussi vrai : « une augmentation des ventes et des validations fait baisser les incivilités », rappelle Franck Geisler. Les méthodes employées pour améliorer les taux de fraude sont plus ou moins innovantes (voir celles de Keolis ci-après), mais dans tous les cas, « l’important, c’est de ne pas se voiler la face et de mettre les moyens sachant que la peur du gendarme est encore ce qui fonctionne le mieux », explique le directeur de la Scat. Une collaboration de longue date avec les Transports de l’agglomération de Montpellier (Tam), a porté ses fruits, le taux oscille encore entre 15 et 20 %, mais « ils sont partis de 25 %, rappelle-t-il. Les dégradations ont aussi baissé, cela apporte de la sérénité aux voyageurs qui payent, qui se sentent plus en sécurité ».
Dans les réseaux Transdev, on mise beaucoup sur la dissuasion, « qu’elle soit humaine, ce qui est essentiel, en impliquant les conducteurs ; matérielle, en évitant les réseaux ouverts et en plaçant au mieux les valideurs ; psychologique en rendant le contrôle visible et en enclenchant un cercle vertu, ou pédagogique via les campagnes », assure Franck Michel, le directeur territoires et marketing France. Lui ne parle pas du tube de dentifrice, mais rappelle que « la fraude est comme un matériau à mémoire de forme » et que seul un travail sur tous les fronts finit par payer. Malgré toute la communication et la pédagogie, la validation systématique à l’entrée dans le bus ou tram, mise en place dans 80 % des réseaux occasionne encore des triches, passibles d’une amende à 10 euros (contre 49,50 € sans les éventuels frais de dossier pour un défaut de titre).
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le taux de fraude n’est pas lié au taux de contrôle – généralement situé entre 2 et 5 %, mais au taux de recouvrement des PV, selon le responsable de Transdev. « Il faut faire en sorte que le recouvrement soit suivi, quitte à faire appel à une société spécialisée, conseille-t-il. Si on sait qu’en donnant une mauvaise adresse on n’est jamais retrouvé, on ne changera pas ses habitudes… A Reims, les contrôleurs ont une tablette reliée à la base de données des “ mauvais “ clients. » C’est aussi dans cet esprit que l’UTP aimerait faire changer la loi afin que le délit de fraude d’habitude soit constitué à partir de 5 infractions dans l’année, au lieu de 10 actuellement. Une demande à laquelle a accédé le Conseil national de la sécurité dans les transports en commun le 16 décembre.
Parmi les bonnes solutions, on trouve aussi la formule « troc it », la transformation du PV en abonnement de plusieurs mois, pratiquée par les deux groupes, quand l’autorité organisatrice est d’accord. Et chez Keolis, on relève que « 55 % des clients avouent avoir fraudé au moins une fois dans l’année, soit parce qu’on était pressé et qu’il y avait la queue au guichet, soit parce qu’on n’avait pas de monnaie etc. ». Le directeur général France ajoute qu’on implique toute l’entreprise, avec un chargé de fraude dans chaque réseau et un comité de pilotage. « Instaurer la montée par l’avant sans impliquer les conducteurs ne sert à rien, la maintenance doit s’assurer d’une disponibilité des valideurs d’au moins 99,5 %, le marketing et la distribution sont responsables des systèmes de vente… », énumère-t-il.
Et que deviennent les ex-fraudeurs ? « Après une baisse d’un pour-cent, on estime qu’un tiers ne prend plus les TC, un tiers ne fraude plus et un tiers continue de fraud