Tours - Bordeaux. Stupeur et financement
Casse-tête. D’un côté, une nouvelle infrastructure (Tours – Bordeaux) réalisée par un concessionnaire privé. De l’autre, un transporteur qui rechigne à faire circuler des TGV sur une ligne qui lui coûtera trop cher en frais de péages. Invitées dans ce face-à-face, des collectivités locales à qui l’Etat a demandé de participer financièrement en échange de dessertes. Sauf que la convention de garantie de dessertes signée en 2010 par l’Etat et les collectivités, s’est faite sur le dos de la SNCF. Ambiance…
Alors que le compte à rebours a commencé
– la grille des dessertes doit être établie pour juin –, les acteurs en présence n’arrivent toujours pas à s’entendre. La SNCF présente ses calculs : selon elle, la hausse du trafic prévue (+12 %) sur la LGV SEA (Sud Europe Atlantique), qui doit mettre Bordeaux à deux heures de Paris en 2017, ne suffira pas à payer la hausse du prix de l’infrastructure (les péages de Lisea seraient au moins deux fois plus élevés que ceux pratiqués habituellement).
Conséquence, l’exploitation de cette ligne pourrait coûter au groupe SNCF jusqu’à 150 millions d’euros annuels. Du jamais vu ! De plus, selon Rachel Picard, la nouvelle patronne de Voyages SNCF, il est prévu dans le contrat du concessionnaire que celui-ci aura la possibilité chaque année d’augmenter fortement ses prix (même si les hausses restent plafonnées). « Nous essayons de proposer la desserte la plus ajustée possible », assure Rachel Picard qui demande de faire confiance à la SNCF la mieux à même d’appréhender le marché.
Une desserte ajustée, qui profiterait de l’atout des TGV (gagner du temps, donc limiter les arrêts), ne va pas dans le sens de l’intérêt des collectivités qui ont mis la main à la poche, en espérant, juste retour des choses, une meilleure desserte de leurs territoires.
Un collectif d’élus de Gironde, Dordogne et Charente dénonce un « diktat » de la SNCF sur les prévisions de dessertes : dans certains cas, elles auraient été divisées par deux. Les élus s’estiment « floués par le non-respect de la parole de l’Etat » et le somment de « devenir acteur » et de proposer « un meilleur équilibre ».
En attendant, les unes après les autres, les collectivités annoncent le gel de leurs financements. Jacques Rapoport, le PDG de SNCF Réseau, estime à environ un milliard d’euros le montant de la créance sur cette LGV. « Celles situées au nord de Bordeaux attendent des dessertes alors que la SNCF en annonce moins que ce qu’elles escomptaient. Celles situées au sud attendent le prolongement avec le projet GPSO », commente-t-il. Or, fin mars, la commission d’enquête publique sur les projets de ligne prolongeant Bordeaux vers Toulouse et vers Dax a rendu un avis négatif, mettant en cause leurs coûts et leurs insuffisantes rentabilités.
Pour trouver une solution, Guillaume Pepy, le président de la SNCF, a demandé une médiation à l’ancien ministre du Travail de François Mitterrand, Jean Auroux qui fait le tour des collectivités concernées. SNCF mène aussi des discussions avec Lisea pour trouver un compromis.
Des mauvaises langues disent que le chantier Tours – Bordeaux avance bien, tellement bien que Lisea pourrait réaliser de bonnes marges sur les travaux. D’autant que le montant des fonds propres apportés par la société privée sont modestes (8 % environ sur les 8,7 milliards d’euros de travaux) et ses emprunts garantis par l’Etat et SNCF Réseau. De là à établir un parallèle avec l’affaire TP Ferro (voir p. 57), la concession franco-espagnole qui peine à attirer du trafic, il n’y a qu’un pas. Dans le cas de Tours – Bordeaux, quelle que soit l’issue, le privé devrait bien s’en tirer. Les contrats signés sous la vigilance des juristes sont blindés. Alors, SNCF Réseau, prié d’apporter les fonds en attendant une solution, emprunte. Le système ferroviaire n’est plus à quelques milliards près…
Marie-Hélène POINGT
Des péages trop élevés ?
Mis en cause pour le niveau trop élevé de ses péages, Lisea, le concessionnaire
de la LGV SEA, espère que la SNCF ne boudera pas la ligne nouvelle et s’interroge sur
la pertinence d’une baisse de ses tarifs.
Lisea, société à laquelle RFF a attribué la concession de la ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique (SEA) Tours – Bordeaux jusqu’en 2061 travaille sur la commercialisation depuis des mois. Long de 302 km, auxquels s’ajoutent 38 km de raccordements au réseau classique pour la desserte des gares existantes, ce tronçon de LGV représente un investissement total de 7,8 milliards d’euros pour les travaux de génie civil et ferroviaires. Dès mi-2017, date prévue de mise en service commercial, la société concessionnaire, maître d’ouvrage et responsable des financements privés afférents, compte bien commencer à engranger des recettes. Comment ? En percevant un droit de passage auprès de toute entreprise qui roulera sur « sa » LGV. Ce péage servira à couvrir peu à peu le remboursement des emprunts contractés pour financer les travaux, à rémunérer les capitaux investis par les actionnaires, mais aussi à assurer la maintenance de la ligne et le renouvellement des voies. L’équation est simple : plus il y aura de trains, meilleures seront les recettes pour Lisea. Actuellement, il existe 37 allers et retours par jour d’un train qui utilise tout ou partie la ligne existante Tours – Bordeaux. Avec l’effet projet, en particulier un Paris – Bordeaux bientôt effectué en 2 h 05 au lieu de 3 heures et la multitude d’appréciables minutes gagnées sur nombre d’autres villes du Sud-Ouest, la déclaration d’utilité publique prévoyait une dizaine de fréquences en plus chaque jour. Le directeur commercial de Lisea nous expliquait en avril 2014 que l’opérateur principal et dominant devrait tout naturellement être la SNCF. Logique. Mais au vu du péage établi dans le contrat d’origine, qui est de l’ordre de 6 000 euros par train sur ce seul tronçon, celle-ci ne risque-t-elle pas de « bouder » la LGV au profit de la ligne classique dont le péage est environ deux fois moins élevé ? « Potentiellement la SNCF pourrait dire : aller à Bordeaux en deux heures ne nous intéresse pas et nous continuerons à utiliser l’ancienne ligne. Si elle ne le veut pas, nous ne pouvons rien faire ! », reconnaît Laurent Cavrois. Le président de Lisea constate que l’ambition commerciale de la société nationale sur cette relation Paris – Bordeaux n’est pas ce qu’elle a été sur d’autres lignes TGV comme Paris – Lille ou Paris – Lyon. Et cela malgré l’attractivité et le dynamisme de la cinquième métropole française. « Après les problèmes actuels un peu compliqués de négociations, je pense que la réalité va s’installer. Il existe des marchés, les opérateurs vont mettre des trains. » Laurent Cavrois estime qu’un optimal, calculé à l’époque du point de vue de la SNCF et des péages envisagés, qui ne serait plus celui prévu dans le contrat est peut-être à rechercher. « Nous avons le droit de baisser nos péages, mais il y a les créanciers, des dettes à rembourser… Peut-être que si nous baissions nos tarifs de 5 %, nous aurions 10 % de trains en plus. Dans ce cas, nous serions incités à le faire. » Lisea a jusque fin 2015 pour décider.
Michel BARBERON
« Nos redevances sont comparables à celles pratiquées sur Paris – Lyon »
Entretien avec Laurent Cavrois, directeur général de Lisea, filiale de Vinci, concessionnaire de la LGV Sud Europe Atlantique.
Ville, Rail & Transports. La SNCF affirme que les péages de Lisea sont au moins deux fois plus élevés que les péages pratiqués actuellement. Est-ce exact ?
Laurent Cavrois. C’est un faux débat. Les péages des lignes à grande vitesse sont plus élevés que ceux d’une ligne à vitesse classique : on comprend aisément qu’une ligne neuve circulée à 320 km/h n’a pas le même prix qu’une ligne centenaire circulée à 200…
Les redevances concernant la ligne à grande vitesse Tours – Bordeaux en 2017, ainsi que leurs évolutions, ont été fixées par SNCF Réseau lors de l’appel d’offres en 2009 et inscrits dans le contrat qui nous lie : c’est donc totalement transparent et prévisible pour l’opérateur.
En réalité, ces redevances sont comparables à celles pratiquées sur Paris – Lyon, ligne très bénéficiaire, qui a eu un fort impact sur le développement économique de la métropole lyonnaise.
VR&T. Les discussions entre SNCF et Lisea à ce sujet sont, depuis des mois, plus que difficiles. Comment en sortir alors que la SNCF affirme qu’elle va perdre annuellement jusqu’à 200 millions d’euros du fait du montant des péages ?
L. C. Ce sont des chiffres annoncés par la SNCF. Je ne connais pas leur origine mais je pense que le débat public ne devrait pas reposer sur les données internes d’une entreprise, données par définition non transparentes car non auditables.
Maintenant il faut aussi revenir aux objectifs initiaux qui ont conduit à la réalisation de notre ligne à grande vitesse : si nous sommes ambitieux et créons une offre à la hauteur de cette attente, personne ne perdra de l’argent. Et cette ambition portera aussi ses fruits pour les dessertes intermédiaires qui bénéficieront d’une vraie dynamique, créée par le volume de fréquence proposé.
VR&T. Qu’est-ce qui pourrait vous inciter à baisser les péages comme le souhaite la SNCF ?
L. C. Quel que soit le niveau des redevances, il restera par définition trop élevé pour l’opérateur. Le débat actuel ne doit pas se focaliser sur les redevances d’infrastructures qui ont été fixées par SNCF Réseau il y a six ans. Les redevances versées à Lisea représentent 20 % des coûts d’exploitation de l’opérateur ferroviaire sur l’axe Paris – Bordeaux. (Sachant que Paris – Bordeaux, ce sont 550 km de lignes dont 250 km gérés par SNCF Réseau et 300 km par Lisea).
La vraie priorité c’est de concentrer notre énergie sur la façon de faire augmenter les recettes du système : et ce n’est pas en réduisant l’offre (c’est-à-dire le nombre de trains) qu’on attire plus de voyageurs dans les trains. Les options proposées à ce jour par la SNCF sont incompréhensibles et paradoxales. Lisea croit en cette ligne nouvelle, les territoires l’attendent, elles l’ont aussi financée, faisons en sorte d’être tous à la hauteur de l’enjeu. La mise en place de fréquences suffisantes est la condition du succès.
VR&T. Quelle part des recettes consacrerez-vous à l’entretien du réseau et à son renouvellement au fur et à mesure de l’avancement de la concession ? Qui décide de ces renouvellements et dans quel état devra être la ligne au moment où SNCF Réseau la récupérera ?
L. C. Lisea assume tous les risques du gestionnaire d’infrastructure jusqu’en 2061 : trafic, maintenance, renouvellement. Au même titre que SNCF Réseau sur ses propres infrastructures. Nous avons un cahier des charges très précis qui garantit au concédant une exploitation au-delà de cette échéance dans des conditions optimales.
Propos recueillis par M.-H. P.
Le précédent TP Ferro. Sur la voie de la faillite ?
Les négociations engagées depuis plusieurs mois entre le concessionnaire privé
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Publié le 26/06/2024
Publié le 22/05/2024