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Enquête et histoire : le cas SNCF et la Shoah
Publié le 19/01/2012 à 12h20

En réponse à l’article de l’historien Georges Ribeill, publié dans La Vie du Rail du 4 janvier, consacré au livre d’Alain Lipietz " La SNCF et la Shoah", ce dernier nous adresse le courrier suivant. Sous un titre dévastateur, « Alain Lipietz entretient la “légende noire” de la SNCF », La Vie du Rail du 4 janvier publie une recension par Georges Ribeill de mon livre La SNCF et la Shoah (éditions Les Petits Matins), sur le procès en réparation que mon père et mon oncle intentèrent à l’État et la SNCF pour leur transfèrement et internement, de Toulouse à Drancy. Cette action s’acheva par une condamnation des deux institutions, puis, s’agissant de la SNCF, la justice administrative se déclara incompétente. Mon livre, explicitement, se restreint à ces cas des « transferts » franco-français à partir de la zone sud : la participation de Vichy à la destruction des Juifs de France.
Mon collègue de l’Ecole des ponts et chaussées, dont je cite élogieusement les contributions dans mon livre, me reproche d’abord de ne pas avoir lu son dossier de Historail de 2008. J’ignorais ce dossier et je le regrette, car il apporte un élément nouveau : j’y reviendrai. En revanche, je ne peux souscrire à l’idée que ce dossier ferait les « mises au point que [il] espérait définitives ». Deux ans auparavant, Raoul Hilberg déclarait qu’on ignore 80 % de ce qu’il faudrait savoir sur la SNCF et la Shoah ! Et je doute qu’existerait, même en sciences exactes, de « mise au point définitive ».
Si Georges Ribeill vante mon analyse du procès G. Lipietz, il se montre ensuite très critique sur les chapitres que je consacre au fond : la part d’autonomie et de responsabilité propre de l’État et la SNCF vis-à-vis des Allemands. Je pars pourtant de sa thèse sur la « négociation tripartite permanente » nazis-Vichy-SNCF, m’appuyant aussi sur Hilberg et Klarsfeld, sur l’historien allemand U. Herbert, sur le rapport Bachelier, sur le fond d’archives Schaechter, etc. Il me reproche curieusement de ne pas citer mes sources, jetant un ombre sur le sérieux de mon enquête. Que les futurs lecteurs de mon livre se rassurent : toutes les références sont fournies ! Mais dans le cas du rapport Bachelier, mis en ligne en 1999, les « onglets », tel que le 4-3-1 sur la facturation, couvrent parfois des dizaines d’écrans. Tel détail a pu échapper à la lecture de Ribeill…
Par exemple : ces lettres de cadres SNCF protestant contre les organisations caritatives qui cherchent à donner à boire aux transportés, opposition qu’approuve encore le directeur général de la SNCF… en 2006 ! Les télégrammes de Bousquet avaient pourtant prescrit, suite aux négociations SNCF-Vichy (Schütz-Couty) sur l’organisation de ces convois, de prévoir de l’eau. Ce point, le refus de l’accès à l’eau, sur de trajets que la SNCF maîtrise, une torture souvent mortelle et contraire à ses devoirs de transporteur public, constitue sa plus claire « faute de service » et entraînera la condamnation de la SNCF en 2006.
Plus étonnante est la méconnaissance par Georges Ribeill du fonds Schaechter. La fameuse facture d’août 1944 de la SNCF à la préfecture de Toulouse, qui rappelle en termes menaçants l’existence d’une « convention des transports de l’espèce », précise explicitement son objet : « camps d’internement, centres de séjour surveillés, internés, expulsés, etc. ». Et, en dépit des doutes de Ribeill dans Historail, le rapport du gestionnaire du camp de Noé au préfet de la France libérée reconnaît qu’il manque une partie des justificatifs correspondants. Mais la République paie quand même la SNCF ! Les victimes auront moins de droits que les bourreaux…
C’est évidemment sur le contenu de cette « convention », de nature commerciale, qui n’a pas encore été retrouvée, que porte le fond du débat. Je cite une lettre de 1943 de Fournier, son président de l’époque, à son ministre de tutelle précisant qu’il n’a « pas d’ordre à recevoir du chef allemand des transports mais uniquement de vous », mais il reste à éclairer le partage des responsabilités entre la SNCF et Vichy dans l’organisation de ces transports. Et là, je cite une seconde pièce capitale, découverte par Bachelier : le témoignage du ministre Bichelonne sur une lettre de Fournier à Laval, actant un accord verbal sur « les conditions de transports des prisonniers », accompagnée d’instructions aux cadres régionaux de la SNCF. Bachelier note sévèrement que cette lettre aussi est introuvable à l’endroit correspondant des archives SNCF…
Georges Ribeill objecte qu’il pourrait ne pas s’agir des prisonniers politiques ou raciaux. Donc des droits communs ? Certes. Possible… C’est le problème dans toute science, qu’il s’agisse de la Shoah, du climat ou de l’évolution : un « fait » isolé, hors contexte, ne prouve rien. Et là, il faut parler méthode. Chercheur comme Ribeill, je connais la méthodologie de la preuve historique dans les cas où sont rares archives ou fossiles. Je fais explicitement allusion à la paléontologie, telle que définie par G. Lecointre : rechercher la reconstitution la plus vraisemblable, selon le principe de parcimonie.
Je rappelle que les dirigeants de la SNCF nommés par Vichy sont évidemment partisans de la Révolution nationale, je signale leur disposition à participer à la Shoah française (Fournier a aussi présidé le SCAP, embryon du Commissariat général aux questions juives !) J’analyse sur quelle base légale ces hauts technocrates ont pu acheminer des dizaines de milliers de prisonniers, entassés dans des conditions inhumaines ayant souvent entraîné la mort, et des séquelles au moins psychologiques chez la plupart. Or un article précis existe, depuis 1937, dans le cahier de charge de la SNCF, sur le transport des droits communs ! Et il ne couvre justement pas le cas des « politiques et raciaux ». Pas plus que ne le fait le droit de la réquisition, ni les conventions existantes, y compris avec les Allemands (convention de Bamberg, convention pour les transports en zone sud). Donc il faut un nouvel accord pour « couvrir » ces transports criminels. D’où la négociation Fournier-Laval et la « convention des transports de l’espèce ». J’en déduis qu’ont dû exister des lettres, internes à la SNCF, appelant à une couverture légale, et j’imagine dans mon livre leur contenu… Et voici que je découvre, dans le dossier Historail, une de ces lettres, suivie de l’annonce qu’une convention SNCF – État à ce sujet est bien envisagée dès 1942 ! Que Georges Ribeill en soit remercié. Espérons que la recherche sur la SNCF et la Shoah couvrira un jour, grâce à l’effort commun, les « 80 % qu’il reste à connaître », selon Hilberg.
Un dernier point : Georges Ribeill semble récuser la jurisprudence internationale sur les crimes contre l’humanité, qui prescrit une « réparation symbolique et matérielle, collective et individuelle ». À ses yeux, cette dernière exigence serait immorale. Pour avoir passé une bonne partie de mes dix dernières années à défendre ce droit à réparation matérielle des victimes des dictatures et guerres civiles du Pérou, de Colombie ou d’Argentine, je dois dire mon profond désaccord. Mais c’est un sujet en soi, dont je discute en conclusion de mon livre.

 

Alain Lipietz

 

La réponse de Georges Ribeill

Junjie Ling
Par Junjie Ling
Journaliste
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