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Déportation : Alain Lipietz entretient la « légende noire » de la SNCF
Publié le 14/02/2012 à 11h10

Dans un livre qui vient de paraître, Alain Lipietz, économiste et ancien député vert européen, revient sur l’épopée judiciaire qui oppose la SNCF à des victimes de la Shoah, dont son père.?L’historien Georges Ribeill nous livre ici sa lecture de l’ouvrage, relevant son intérêt mais aussi ses faiblesses. Jusqu’en 2001, la jurisprudence interdisait de demander réparation pour les actes du « gouvernement illégal de Vichy ». Mais une fois levée cette amnistie de fait, Georges Lipietz et son frère Guy S. s’empressèrent aussitôt de demander réparation pour leur transfèrement (1) de Toulouse à Drancy le 10 mai 1944. À l’issue d’une longue saga judiciaire, le 6 juin 2006, le tribunal administratif de Toulouse condamnait l’État et la SNCF à verser 15 000 euros d’indemnités à chaque déporté, à raison de deux tiers pour l’État et d’un tiers pour la SNCF. À l’inverse de l’État, la SNCF décidait de faire appel de ce jugement, enclenchant une nouvelle guérilla, terminée par un arrêt du Conseil d’État déclarant, en date du 21 décembre 2007, la justice incompétente. Cette longue épopée judiciaire, en quête de fixer la responsabilité propre de la SNCF, est ici relatée par le menu détail, de manière didactique et très vivante par Alain Lipietz, le fils de Georges, décédé en 2003, et qui reprendra son combat judiciaire. Un recours en justice jalonné de nombreux obstacles visant, avant même le fond, la procédure : débats casuistiques sur la compétence des tribunaux, sur l’immunité de l’État ou les délais de prescription. À moins qu’il ne s’agisse d’un oubli délibéré, l’auteur semble ignorer notre dossier développé dans la revue d’histoire de La Vie du Rail, Historail n° 4 (janvier 2008), où l’on s’efforçait de faire des mises au point que l’on espérait définitives. En vain, manifestement. Du coup, la démonstration de la culpabilité de la SNCF dont Lipietz ne doute aucunement, est fondée sur de multiples allusions ou hypothèses à charge, plutôt que sur des faits précis et bien documentés. Quelques exemples ? Si un courrier échangé entre Laval et le président de la SNCF évoque une facturation en raison de « la convention des transports de l’espèce », il s’agit de son règlement pour sa collaboration à la « mise en oeuvre de la Déportation », « de l’espèce » signifiant évidemment « des Juifs » (p. 33, p. 244) ! Une correspondance passée en 1943 entre Laval et le président de la SNCF, retrouvée par Christian Bachelier et publiée dans son Rapport achevé en 1995 (2), atteste des « décisions prises par la SNCF en matière de transport des détenus », agréées par le ministre Bichelonne : voilà donc ainsi appréhendée la SNCF « notifiant à ses cadres des règles de procédure pour la déportation des Juifs » (p. 246). Problème : rien ne permet de confondre ces « détenus transportés » avec les Juifs déportés, ce dont l’historien Bachelier, toujours prudent, plutôt insinuant, se garde bien ! Mais pour Lipietz, « convention de l’espèce » ou « décisions prises par la SNCF », voilà donc avec ces « deux archives » non retrouvées, de quoi accuser la SNCF de « dissimulation de preuves », de ces preuves si accablantes de son implication dans la Shoah !
Puisqu’accompli de bout en bout sur le sol français, le transfert de son père de Toulouse à Drancy constitue un « cas chimiquement pur de la participation strictement française à la Shoah » (p. 14), admettons à la limite, mais un transfert accompli « sous l’autorité technique de chefs de gare français » (p. 10) : que viennent donc faire ceux-ci ici ? Une fois de plus, Léon Bronchart serait le « seul cheminot “Juste parmi les nations” [faux, il y en eut d’autres] » « parce qu’il refusa de conduire l’un des convois de la honte » (p. 33) : autre erreur (3), c’était un transfert de détenus politiques à partir de la prison d’Eysses ; mais ayant par ailleurs caché chez lui des Juifs, Bronchart fut déclaré juste.
Des coups de fleuret tendancieux, mais aussi des accusations « massue » : « Il y eut de hauts dirigeants de la SNCF pour négocier avec les SS et avec le chef de la Police française, René Bousquet, les détails techniques de la Déportation [vrai en ce qui concerne les transfèrements, admettons en ce qui concerne les déportations]. Il y eut des dirigeants de la SNCF qui donnèrent l’ordre de ne pas arrêter les trains pour donner à boire aux malheureux [très douteux ! quelle source ?]. Il y eut des dirigeants pour prescrire de bien veiller, au passage de la frontière allemande, à récupérer les tinettes depuis longtemps remplies d’excréments, de peur que les Allemands ou les Polonais n’oublient de les renvoyer » (p. 32) : confusion certaine avec les consignes de l’été 1942 visant les trains de transfèrement au franchissement des gares de démarcation, Chalon-sur-Saône et Vierzon, les magasins des gendarmeries des deux zones ne pouvant pas apparemment échanger leurs matériels… Dans les trains de déportation, les tinettes étaient les mêmes de bout en bout !
Nous rejoignons plutôt Lipietz dans son chapitre consacré à « l’attitude des historiens français » après la publication du rapport Bachelier et le colloque de 2000 dévolus à la question : Henry Rousso « presque inhumain envers Kurt Schaechter et ses archives illégalement photocopiées », donc « condamnables » (p. 261, 264), qui ainsi n’auraient aucune valeur historique ! Annette Wieworka, avançant sans preuve que si les Lipietz avaient échappé à la déportation, c’était « grâce aux cheminots » (p. 265) ; avant de s’en prendre surtout au « cas Klarsfeld » pour le prompt revirement de son attitude : condamnant moralement en 2000 la SNCF, mais bénéficiant ensuite des fonds versés par la SNCF au Mémorial de la Shoah (p. 267), mieux encore sans doute, de l’aide à sa propre Association des Fils et Filles des déportés juifs de France sous la forme d’expositions itinérantes dans les grandes gares. Ainsi, résume justement Lipietz, « une sorte d’indulgence plénière aurait été accordée à la SNCF, en échange du financement des initiatives mémorielles des associations » (p. 268) ; indulgence convertie en défense même lorsque, face à la meute des plaignants américains mobilisés dans une class action (recours collectif en justice) l’avocat Arno Klarsfeld, le fils de Serge, deviendra le « lobbyste-conseil de la SNCF à New York ».
Mais emporté dans sa diatribe contre Serge Klarsfeld qui, en janvier 2011, s’explique – « Depuis 2000, j’ai trouvé de nombreuses factures qui montrent que la SNCF n’a pas été payée [sic] et que les trains employés étaient allemands » (p. 271) –, Lipietz rétorque par une affirmation aussi catégorique qu’étonnante, mais dont aucune source n’est mentionnée : « Cela fait longtemps qu’il est établi (y compris par Serge Klarsfeld) que la SNCF facturait à l’agence de voyages de la Reichsbahn (laquelle refacturait au RHSA (4)) les transports Drancy – Auschwitz demandés par la HVD (5), et facturait aux Français les transferts province – Drancy… » Selon les travaux de référence sur la question de Raul Hilberg (1985) (6), les trains expédiés aux camps d’extermination sont facturés et réglés entre autorités allemandes, entre le Commandement militaire en France pour le parcours français (dépense réimputée à la France à titre de dépenses d’occupation), et la Police de la sécurité pour le parcours allemand, au prix de palabres diverses. S’agissant de la facture des trains de transfert province – Drancy, à quelle source ou document fait donc allusion Lipietz ?
Ce que l’on doit reprocher dans les arguments avancés par Lipietz ne lui est pas propre, et dans cette affaire, sans cesse, les diverses parties se battent en brandissant des mots accusateurs d’un côté – « wagons à bestiaux », « factures » –, des mots défensifs de l’autre, – « contrainte allemande », « réquisitions » – : des mots sans cesse lancés d’un camp à l’autre sur la scène médiatique comme devant les prétoires, tant en France qu’aux États-Unis, mais dont le souci de l’examen critique et de la véracité historique échappe aux deux parties. Leurs avocats respectifs n’ont que faire de la vérité historique, arc-boutés dans leur bras de fer sur des prétendus documents à charge ou décharge, « factures de la SNCF » versus « réquisitions de la SNCF », mais tout aussi invisibles les uns que les autres, faute d’avoir tout simplement existé d’après nos recherches !!! S’il y a une facture de la SNCF « coupable », c’est celle qui est évoquée dans le dossier d’Historail précité (p. 83) : facture impayée « pour le transport d’Israélites allemands du camp des Milles [alors en zone libre] à Chalon-sur-Saône, à destination du camp de Drancy au mois d’août 1942 », une facture dont la SNCF demande toujours le règlement au printemps 1945, au lieu de la passer « par pertes et profits » !
Comme le fait Lipietz, il faut rendre hommage à Kurt Schaechter. C’est lui qui le premier ouvrit en 1992 la boîte de Pandore, qui exhuma des cartons d’archives départementales toulousaines, à la fois les consignes préfectorales et policières de l’été 1942 visant les rafles et transferts des camps de la zone libre sur Drancy, mais aussi quelques factures pour des transports ferroviaires depuis le camp de Noé en 1944. S’agissant de ces dernières, jusqu’à preuve du contraire, la SNCF a pu établir avec le concours d’une archiviste missionnée, qu’il s’agissait d’une série de transferts de tous petits groupes de détenus aux statuts divers, dispersés vraisemblablement vers des sites français pour y constituer un appoint de main-d’œuvre, tels des chantiers Todt. Mais Kurt Schaechter, révolté par toutes ces découvertes, emporté par sa passion irréfléchie et son énergie combative inépuisable, perdit en sorte la raison, je veux dire toute objectivité historique, amalgamant tous ces faits pour voir en la SNCF une entreprise maudite et coupable, facturant en tous temps et en tous lieux tous ses transports de Juifs, tant ses transfèrements franco-français que les déportations vers l’Allemagne. Ainsi, livrant à qui voulait toutes ses photocopies « rephotocopiées » à l’infini comme des petits pains, allait-il servir à tous les plaignants suivants de référence morale et de tremplin judiciaire, sans que ceux-ci s’attardent sur ses confusions objectives qu’à lui seul on pouvait pardonner. Lui, l’humaniste Schaechter dont Lipietz rappelle « la blessure rouverte jusque dans les derniers mois de sa vie », entretenue par son vain combat judiciaire pour obtenir de la SNCF quelques excuses et un euro symbolique ! Un enjeu moral et éthique, à mille lieux des réparations pécuniaires escomptées par tous les autres plaignants…
À l’évidence, le talent reconnu d’intellectuel engagé et de remarquable débatteur d’Alain Lipietz nous vaut un ouvrage brillant dans la forme, qualifié d’ « essai », mais qui n’échappe pas au péril bien cerné par l’auteur lui-même, piégé par sa propre affectivité : « Il n’est pas facile de se faire historien d’une mésaventure de son propre père. Le risque de parti pris est évident. L’amour familial peut conduire à prendre pour argent comptant ce qui est devenu roman familial. » Voici donc un roman familial contribuant assurément à entretenir la « légende noire » d’une SNCF dont le lourd crime est ainsi précisément identifié (p. 256) : « Par accord avec les objectifs antisémites de la Révolution nationale vichyste, ou par goût du lucre, par discipline d’appareil ou par ambition de carrière, par orgueil professionnel mal placé ou par soumission à la rationalité instrumentale, elle collabora, en tant qu’agent direct d’un ensemble de mauvais traitements ayant souvent entraîné la mort, en vertu d’actes dits lois françaises, à la perpétration de la Shoah, par des Français, sur le sol français, sur des rails français, dans des wagons français ». Une SNCF prétendue criminelle, jugement que son profond mutisme tend à accréditer dans l’esprit de ses accusateurs.

Georges RIBEILL

 

(1) Tel est le terme administratif exact pour désigner les transferts de détenus organisés par l’administration française sur son propre territoire, de la zone libre à la zone occupée notamment. Rien à voir donc du point de vue juridique et logistique avec les déportations en territoire allemand.
(2) La SNCF sous l’occupation allemande, 1940-1944, Tome 1, p. 459.
(3) Erreur commise dans le Dictionnaire des Justes de France (Fayard et Yad Vashem, 2003) et reproduite couramment depuis !
(4) RHSA : Bureau central de la sécurité du Reich.
(5) HVD : Hauptverkersdirecktionen, direction des chemins de fer allemands en France.
(6) Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, trad. fr., Folio Histoire, 1991, Tome 2, p. 555-556.

 

La réponse d'Alain Lipietz :
Enquête et histoire : le cas SNCF et la Shoah

Junjie Ling
Par Junjie Ling
Journaliste
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