Livres. La mangrove et l’architecte
D’étranges systèmes urbains sont apparus avec la ville moderne. Ils allient le métro souterrain, des lieux de destination majeurs et de complexes lieux de transition. David Mangin, l’architecte du quartier des Halles, s’est penché avec Marion Girodo et les architectes de l’agence Seura sur ce qu’ils appellent des mangroves. Une analyse riche d’enseignements pour les grandes cités mondiales. Et un questionnement sur certains choix faits pour les gares du Grand Paris Express. On dit les mangroves en danger. Ce n’est pas le cas de leur version urbaine, que décrivent David Mangin et Marion Girodo. Elles prolifèrent, plutôt. Mangrove, pourquoi ce mot ? Le bon vieux rhizome de Deleuze et Guattari eût peut-être fait l’affaire. Car il s’agit bien de décrire des objets ouverts, complexes, en s’affranchissant de l’arborescence trop simple et hiérarchique. Mais va pour la mangrove, et les palétuviers surélevés sur leurs racines. David Mangin parle aussi de « Meccano », car le système n’est jamais clos et fonctionne par adjonctions successives.
Quel système ? Un ensemble d’espaces connectés dont les niveaux s’enchevêtrent. La ville moderne les a fait naître, on les connaît mal et le livre veut en prendre la mesure. Il n’avance pas un programme. Les programmes, il y en a eu. Construction sur dalle, rue en étage, urbanisme souterrain, etc. Mangin et Girodo, eux, constatent ce qui se produit dans la plupart des grandes métropoles. Cela pourra être utile. Selon l’avenir radieux qui nous est annoncé, l’urbanisation de la planète ne va pas s’arrêter. Elle concernait 13 % de la population mondiale en 1900, 50 % en 2007 ; on prévoit 65 % en 2050. Les futurs métros et RER vont venir se greffer sur des nœuds urbains préexistants : nouvelles mangroves. Le système est ouvert et va se développer sous nos yeux. Le métro du Grand Paris Express va donc donner lieu à des poussées végétales ? Pas sûr, cependant, on y revient.
Ces mangroves sont structurées par et pour leur flux et se définissent selon leurs usages. Il ne faut pas les confondre avec des projets d’urbanisme souterrain. Ils n’en sont pas tout à fait indépendants, et les auteurs se penchent sur le cas célèbre de Montréal. Mais ils ne s’y réduisent pas. Définie rigoureusement, la mangrove urbaine est faite de trois types d’espaces formant un ensemble unique : lieux de transport en commun souterrains, lieux de destination (commerces, bureaux, musées), espaces de connexion.
Un exemple ? Parmi tous les sites étudiés, on pourrait penser aux Halles. David Mangin et l’agence Seura, ayant remporté le concours d’aménagement du quartier, ont déjà travaillé la question sans avancer alors de nom pour un concept qui se cherchait (voir Les Halles, Villes intérieures, Florence Bougnoux, Jean-Marc Fritz, David Mangin, 2008, éditions Parenthèses). Mais attendons que les Halles aient achevé leur métamorphose et arrêtons-nous à Saint-Lazare – Auber – Opéra. En 1904, la gare Saint-Lazare commence à se connecter grâce à la ligne 3 du métro, que vont suivre les lignes 7, 12, 13, 8, 9, puis la ligne A du RER, la ligne 14 et finalement Eole. Aujourd’hui, « les connexions s’effectuent dans des rues, galeries, passages, salles et places publiques intérieures qui permettent de parcourir les quartiers de l’Opéra et Saint-Lazare par leur sous-sol ». Le système englobe le passage du Havre, créé en 1845, devenu depuis les années 90 une galerie commerciale sur deux niveaux. Le passage du Havre comme ses contemporains sont la première figure des terrains artificiels étudiés ici. Les passages permettaient au XIXe siècle d’aller à couvert de l’Opéra à la Seine, offrant tout du long commerces et bureaux.
Les passages sont détruits ou délaissés. Il y aura bientôt un siècle, dans Le paysan de Paris, Aragon célébrait « ces sortes de galeries couvertes qui sont nombreuses à Paris aux alentours des grands boulevards et que l’on nomme d’une façon troublante des passages, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n’était permis à personne de s’arrêter plus d’un instant ». On détruisait alors le passage de l’Opéra. « Le grand instinct américain, importé dans la capitale par un préfet du second Empire, qui tend à recouper au cordeau le plan Paris, va bientôt rendre impossible le maintien de ces aquariums humains déjà morts à leur vie primitive », écrivait Aragon. Les passages ont fasciné mais, étant de plain-pied, ont moins troublé qu’aujourd’hui les mangroves. Michel Boisvert, économiste canadien, qui a créé un Observatoire de la ville intérieure, rappelle que, pour certaines personnes, à Montréal « les réseaux piétonniers ressemblaient à des réseaux d’égouts et [que] les gens avaient donc une réelle crainte d’y circuler ». Cette crainte, d’ailleurs, a marqué le métro parisien à ses débuts. Les carreaux blancs hygiénistes ont eu mission de conjurer la descente aux enfers.
A Montréal, à Toronto, à Singapour, le développement d’un réseau piétonnier protégé s’est fait avec la construction de tunnels en souterrain. Certes. Mais aussi de passerelles ou d’espaces qui ne sont pas situés en sous-sol. Calgary ou Minneapolis possèdent un réseau très développé de passerelles. La nature du trouble change. A la peur du souterrain s’ajoute le vertige de l’espace. L’urbanisme tridimensionnel suscite le mélange classique d’attraction et de répulsion. On ne sait plus comment se repérer par rapport au « rez-de-ville ». Comme le dit, dans le livre, à propos des Halles, l’architecte Jean-Marc Fritz, « si vous interrogez les promeneurs de la partie du jardin située près de Saint Eustache et de la Bourse de Commerce, la plupart d’entre eux n’imaginent pas un instant qu’ils sont sur le toit d’un immeuble enterré de cinq étages ». Et Fritz rappelle le choc qu’ont représenté les Halles, avec la création du Forum et de la station de RER : « L’absence d’expérience en urbanisme souterrain au début de l’opération » se lit « dans ces espaces sombres et stressants des années 1970, sans aucune visibilité d’un niveau à l’autre, ou au sein du même niveau ».
Heureusement, l’expérience a porté ses fruits. Les plongées des stations François-Mitterrand de la ligne 14, Haussmann-Saint-Lazare ou Gare-du-Nord d’Eole magnifient la profondeur. Gare Saint-Lazare, dans la nouvelle galerie commerciale, on sait à quel niveau l’on se trouve, tout en prenant la mesure de la troisième dimension. La pyramide de Pei, au Louvre, entrée d’une des mangroves parisiennes, offre un exemple exaltant de ce jeu de la profondeur.
Le livre se termine sur quelques précisions importantes pour la suite, même si les auteurs semblent douter que le Grand Paris Express poursuive dans la voie qu’ils explorent. « Si de nouvelles lignes de métro vont être construites dans les années à venir avec le GPE, il est toutefois peu probable, au vu des aménagements prévus – et on ne peut que le regretter – que la mégapole voie l’apparition de nouvelles mangroves urbaines. » Car, pour les auteurs, les gares du Grand Paris Express sont un peu trop des systèmes clos. Ils présentent donc le plan redessiné de six d’entre elles, dans leur quartier, préférant à l’étude uniforme d’un périmètre de 400 ou 800 m de rayon autour de la gare l’analyse plus fine des itinéraires réels, ouvrant la gare aux autres transports, la mettant en relation directe avec les équipements anciens ou nouveaux, demandant des systèmes modulables et évolutifs au lieu d’objets finis. Espérons qu’il ne soit pas trop tard.
Quoi qu’il en soit, se posera la question des espaces de connexion : la troisième composante de la mangrove, la plus délicate, celle qui la définit vraiment, plus que le moyen de transport ou le lieu de destination. Pas simple. Car la réalité de la mangrove, c’est aux Halles ou Gare-de-Lyon, le dédale. Il y a dans ces lieux multiples plusieurs propriétaires, les espaces de transition sont rarement exploités par un seul responsable, le transporteur veut des flux rapides et le commerce souhaite que le passant s’attarde. Si l’on peut faire part d’un avis personnel, le passage entre métro et Palais des congrès à la porte Maillot est désastreux : les deux mondes s’ignorent, le métro conduit le voyageur au Palais comme à regret, et la galerie commerciale, sous le Palais, n’a pas l’air de vouloir d’une population issue des transports en commun. En revanche les transitions à La Défense entre « Cœur Défense », la grande salle d’échange, et le Cnit d’un côté, le centre commercial Quatre-Temps de l’autre se font insensiblement. Il reste à former un vœu. Utopie, peut-être. Que, malgré les contraintes des masses et des flux, de nouvelles mangroves, si mangroves il y a, renouent avec la flânerie qu’a connue le XIXe siècle grâce aux passages. Car écrivait Walter Benjamin, qui a consacré des centaines de pages à ces galeries et à Paris, capitale du XIXe siècle, les passages « brillaient dans le Paris de l’Empire comme les grottes habitées par des fées ».
F. D.
Mangroves urbaines
Du métro à la ville
Paris, Montréal, Singapour
David Mangin, Marion Girodo
Editions Carré / La Découverte
310 pages, 32 euros.
Publié le 10/01/2025 - Philippe-Enrico Attal