Les réponses apportées par les ingénieurs sociaux vont maintenant bien plus loin que les réponses « statiques » de construction d’itinéraires. Ils calculent quelle proportion de ressources élémentaires du quotidien est disponible depuis un lieu dans un temps de marche donné. Combien ça coûte en transport d’habiter là ? Combien ça coûte en logement de se déplacer de là ? Quelles sont les connexions d’un lieu ou d’un quartier ? Quels impacts écologiques des choix des modes ? Dit autrement, quelles ressources de mobilités sont disponibles là, ici et maintenant, quel temps d’accessibilité, quelle durée de parcours, selon quels modes (aux performances comparées) ? Les réponses de Transit Score de Front Seat, une entreprise de « civic software » (intelligence sociale) de Seattle, vont bien plus loin que les réponses classiques, même très élaborées, de construction d’itinéraires (voir notamment le remarquable site anglais Transportdirectinfo). Ces mêmes ingénieurs sociaux avaient déjà imaginé l’étonnant site Walk Score, ou comment mesurer la « marchabilité » (walkability) et la « vivabilité » (livability) d’un espace et de son voisinage sur une échelle de 1 à 100, c’est-à-dire quelle proportion de ressources élémentaires du quotidien (boulangerie, pressing, restaurant, hôpital, etc.) est disponible depuis un lieu dans un temps de marche donné.
Cette logique d’accès en distances isochrones se découvre aussi sur le site Magnificent du Grand Londres. L’application est spectaculaire. L’ajustement facile et immédiat d’une réglette « temps » dévoile la zone accessible jusqu’à 1 heure 30 depuis un point donné. Autre mesure collaborative, l’Urban EcoMap, né à San Francisco en 2009, élargi à Amsterdam avec Cisco, est un espace de décision interactif où le citadin témoigne de son quotidien. L’objectif ? instruire les impacts de la ville, encourager l’écoresponsabilité et soutenir l’appartenance à la communauté. En contrepoint des usages des publics, les opérateurs et les autorités disposent d’un utile observatoire en temps réel de la ville. Ainsi des mouvements des piétons pour comprendre la ville que décrit le programme Smart Light Fields depuis les signaux Bluetooth émis par les marcheurs (University of Technology de Sydney – voir aussi les travaux plus connus du SENSEable City Lab du MIT ou ceux de Lift).
En d’autres termes, c’est la mesure de la mobilité d’un lieu qui est proposé à l’usager. Plus l’offre est abondante et pertinente, plus le choix proposé est conséquent, plus le lieu est mobile, mais aussi plus la ville est marchable, cyclable, accessible… bref, vivable. Sur l’autre rive des Etats-Unis, l’état du Massachusetts a lancé MassDot, une initiative publique féconde et riche de promesses. D’un côté, la puissance publique libère la donnée publique transport (tous les modes), la formate, la standardise et la livre gratuitement aux ingénieurs sociaux. Individus, start-up et entreprises développent alors les services urbains dont ils ressentent la nécessité ; autant de services urbains qu’il est nécessaire pour satisfaire l’hyperchoix. La formule rappelle le succès de l’Appstore d’Apple et ses 225 000 applications.
La construction d’une urbanité communicationnelle à base d’informations multiples, actualisées et prédictives, circonstanciées et égocentriques, interpelle à plus d’un titre. Cette architecture est d’abord le reflet d’un jeu d’acteurs inédits avec la contribution active des usagers, l’intervention d’ingénieurs sociaux et les apports de divers fournisseurs de données urbaines. De facto, c’est un modèle social et économique, serviciel et collaboratif qui se cherche et qui échappe pour l’heure à la récupération. L’intérêt spontané des usagers pour ces services urbains et leurs facilitations raconte d’urgentes nécessités tant pour la gestion individuelle du quotidien que pour les gouvernances de la ville. En regard, l’extension des services a ses limites dans la disponibilité des données, soulignant la difficulté d’instruire ces dispositifs par des sources classiques. L’innovation en la matière vient du jeu d’innombrables capteurs intelligents qui se mettent en place ; autant de sources inattendues qui donnent le pouls de la ville sensible. La ville sensible soulève autant de perspectives que de questions. Elle ne se réduit certes pas à cette ville lisible et à ses dispositifs métriques. Il reste que la ville sensible contraint à jeter un œil neuf sur l’urbanisme, l’aménagement du territoire et de ses mobilités face aux pratiques quotidiennes de la ville.
Plus que l’indispensable lisibilité de la ville et de ses réseaux, c’est la transformation de la ville que révèle la ville sensible. Ce sont ses accessibilités entendues très largement sur lesquels les promoteurs de Front Seat mettent le doigt. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas et parlent d’une nécessaire transparence des données à destination des usagers : ressources du voisinage et du lointain, offre de déplacement, valeurs métriques des itinéraires. Correspondances, distances, durées, horaires, fréquences, performances comparées des modes… jusqu’au profil de déclivité du parcours pour les marcheurs, chacun puise le nécessaire selon les occurrences de mobilité, mais – et cela est nouveau –, c’est une manière de proposer un nouveau regard sur la ville et ses pratiques, d’interroger sur les localisations et les mouvements. L’architecture de l’information – entre identification des ressources, des moyens d’y accéder et des budgets afférents – éclaire alors les relations puissantes entre logement, localisation, ressources urbaines et déplacements. Ainsi, prolongeant ces services de déplacement, Transit Score adopte comme seuil maximum de calcul des dépenses habitat + transports des ménages, le standard de 45 % des revenus érigé par le Center for Neighborhood Technology (CNT) de Chicago.
Que ces services se développent plus vite outre Atlantique s’explique d’abord par l’écart énorme entre la ville de la voiture et la ville qui se rêve en proximité ; ensuite par la capacité conséquente de partage des Américains. Ces analyses résonnent ici avec les échanges tenus au Sénat en juin dernier d’une large palette d’experts autour de La ville du futur. Rêves ou cauchemars ? Entre un quotidien tiraillé par l’éparpillement (habitat, travail, courses…) et un territoire qui peine à dépasser ses cloisonnements, l’usager se construit une autre lecture de la ville, tandis que les gouvernances ont besoin d’autres boussoles. En somme, nous serions en train d’acter le fait de l’étalement urbain – impossible de revenir en arrière ! – et d’imaginer en regard un jeu inédit de centralités de proximité en phase avec nos mobilités. Alors, plutôt que de s’enfermer dans l’issue en impasse de la ville-centre, la recherche de centralités en tous lieux s’impose dans ce contexte d’interterritorialités (Martin Vannier). Les données, les informations, les services et les réseaux sociaux permettent à l’usager de façonner sa ville à lui (l’urbanité). Ils révèlent ce faisant d’autres pratiques du territoire et orientent les réflexions et les réponses des autorités et des opérateurs (la gouvernance).
Une difficulté est de s’affranchir des représentations territoriales héritées d’une mobilité de proximité et d’une lecture radioconcentrique du territoire prenant pour pivot la ville centre. L’extension des aires de vie d’un côté, la transformation de l’offre des mobilités et l’irruption du numérique et de la géolocalisation de l’autre percutent les clivages administratifs et changent la donne. La commune façonnée il y a deux siècles sur la base d’une mobilité piétonne est obsolète à l’heure d’une mobilité motorisée et informatisée. Plus largement, le public ignore les cloisonnements institutionnels. Les territoires suburbains et ruraux cherchent aussi leurs intégrations à ces pôles de ressources dont ils sont devenus tributaires. Il reste à réinventer sans cesse la ville et le territoire dans ce contexte de métropole lâche et diffuse avec les contributions d’un numérique en effervescence.
Pourtant, à ce cloisonnement des espaces répond encore aujourd’hui le cloisonnement de l’information – appelons cela plutôt communication pour mieux souligner la nécessaire fluidité. Aux frontières souvent étanches – entre territoires, entre opérateurs ou entre secteurs – s’ajoute la négligence des sources nouvelles : les sources collaboratives des usagers eux-mêmes et de leurs réseaux sociaux ou l’internet des choses. En effet, la révolution dont témoignent ces applications est l’écho d’une autre révolution, celle de la donnée publique qui la rend possible. Cette donnée se libère, élargit ses sources, se standardise pour permettre ses partages, ses fusions et ses réutilisations. Du coup, son architecture se pense afin de relier les intelligences, et un design de la donnée s’esquisse pour lui donner ses utilités. Ces avancées sont aujourd’hui assez puissantes pour annoncer des bouleversements mais encore insuffisantes pour instruire le pays dans son ensemble ou pour couvrir les villes les plus importantes (seules 30 villes américaines sont couvertes par Transit Score et avec de nombreuses carences).
Malgré de prometteuses initiatives comme celles de la ville de Rennes et de Keolis, les projets des autres transporteurs ou les laboratoires de la donnée urbaine qui se mettent en place à Bordeaux et maintenant à Montpellier, le constat se vérifie en France. Pourtant, la rupture des représentations est en route, accélérant la sensibilité de la donnée. Le mouvement d’innovations est lancé. Il va changer la face des mobilités et accélérer les transformations du territoire. Les concertations de toutes les parties sont nécessaires pour l’accompagner. Les acteurs des mobilités y ont forcément une place privilégiée, faute de quoi le tropisme de Google et de sa grande centrifugeuse de données sont là pour prendre une place évidente.
Par Bruno Marzloff, sociologue, directeur du groupe Chronos