Limites du modèle TGV… ou limites du courant décliniste ? Par Jean-Claude Favin Lévêque
En réponse à David Azéma, qui s’est exprimé dans notre dernier numéro dans le cadre de notre dossier spécial anniversaire « 30 journées qui ont fait le TGV », Jean-Claude Favin Lévêque, consultant indépendant, ancien cadre dirigeant de la SNCF, revient sur deux points évoqués dans l’entretien : l’extension du réseau et la concurrence.
L’entretien avec David Azéma dans votre numéro du 27 juillet illustre bien la problématique du ferroviaire français. Venant de l’homme qui passe pour connaître le mieux les paramètres du modèle économique de notre système ferroviaire, ce discours sur les limites du modèle sonne comme un avertissement. En contrepoint des célébrations officielles du trentenaire du TGV, il met en relief l’essoufflement de la grande vitesse française. C’est pourquoi j’aimerais prolonger le débat en reprenant deux éléments essentiels de cet entretien, l’extension du réseau et la concurrence.
« Il fallait aller au-delà de Lyon, mais je ne sais pas dire exactement où il aurait fallu s’arrêter dans l’extension des dessertes. » Le discours de David Azéma, qui veut un réseau compact, ne manque pas de résonner avec celui du député Mariton, qui conteste l’extension de la grande vitesse programmée dans le schéma national des infrastructures de transport (Snit). Cette déclaration renvoie à la vision traditionnelle et centralisatrice de ce grand projet. Le TGV avait pour mission de relier Paris à la province et de mettre les grandes métropoles à 3 heures de la capitale. Malgré ce déploiement par radiales, il fait plus que cela. Le TGV Méditerranée relie aussi la région lyonnaise à la Côte d’Azur et au Languedoc. Dans cette deuxième lecture, le TGV a pour fonction de relier les provinces entre elles, et notamment les grandes métropoles ou aires économiques. Gagner une heure sur Bordeaux – Toulouse a aujourd’hui plus de sens commercial qu’une heure sur Paris – Bordeaux et est mieux à même de générer des trafics donc des recettes supplémentaires. Mais cette vision reste franco-française et insuffisante en elle-même pour justifier le Snit et garantir le modèle économique des opérateurs. Car la grande vitesse ne trouve sa vraie raison d’être que dans l’Europe. Elle permet deux choses. La première est de concurrencer l’avion jusqu’à 1 200 km et la deuxième de créer des réseaux transnationaux. C’est donc la promesse de nouveaux marchés. « La société Lyon Turin Ferroviaire (LTF), promotrice de la future ligne de TGV, qui devrait mettre la capitale du Piémont à 3 heures 30 de Paris à l’horizon 202 (Le Monde du 29 juillet). » Hors parisianisme, le Piémont accorde certainement plus d’importance à la liaison sur Lyon qu’à celle sur Paris. Avec le réseau transeuropéen, la ville de Lyon sera à distance commerciale de l’Allemagne du Sud, de l’Autriche, de toute l’Italie du Nord et de la Catalogne. Donc il ne s’agit pas d’aller « au-delà » de Lyon mais bien de desservir « à partir » de Lyon et de croire que des réseaux régionaux transeuropéens « valent bien » la grande vitesse et constituent des marchés en eux-mêmes.
Un deuxième point m’a fait réagir : « Il faut que la concurrence soit pensée [de sorte] qu’elle soit un aiguillon pour que l’ancien monopole se remette en cause et progresse. » Il y a beaucoup de condescendance dans ce propos. La SNCF a-t-elle pris des parts dans NTV et Westbahn pour simplement servir d’aiguillon à Trenitalia et aux ÖBB ? J’imagine un projet stratégique d’une autre ampleur. L’aérien nous a donné en effet un bon exemple de l’impact de la concurrence. Les compagnies low-cost n’ont pas conquis 40 % de parts de marché en se contentant d’écrémer les lignes rentables. Elles ont surtout produit autre chose autrement. Elles ont produit autrement et imposé des réformes de productivité bénéfiques à tous les voyageurs et garantes de leur rentabilité. Elles ont produit autre chose en multipliant les lignes nouvelles et transverses qui ont mis les provinces françaises en relation directe – c’est-à-dire sans passer par Paris – avec l’Angleterre, les pays nordiques ou les destinations touristiques de Méditerranée. J’ignore comment et quand le modèle low-cost pourra se développer dans le ferroviaire. En revanche, je suis persuadé que la concurrence aura un impact sur deux décennies qui ira bien au-delà d’une simple stimulation des opérateurs historiques.
La conjonction de ces trois éléments, réseau européen, grande vitesse et concurrence, va profondément bouleverser le paysage du voyage grandes lignes. L’ouverture des réseaux va susciter l’innovation des acteurs, qui vont construire des marchés en refondant les modèles commerciaux et économiques. Pour la France, il ne s’agit donc plus de défendre un modèle national précurseur mais prochainement dépassé. Au contraire il faut se projeter dans cet avenir. Après avoir rapproché Paris de la province, la grande vitesse va relier la France à l’Europe et les régions françaises aux régions européennes. A rebours de ce futur, se situe un courant du microcosme ferroviaire français qui plaide pour un moindre engagement dans le TGV. Ce déclinisme repose sur un double pessimisme. Le premier est celui de penser que le ferroviaire français, effectivement en crise, n’est pas capable (voire n’a pas besoin) de se réformer et d’améliorer sa performance économique. Le deuxième est de ne pas croire en l’espace ferroviaire unique et en son potentiel de développement. La France se mettrait ainsi en marge du ferroviaire européen alors qu’elle avait vocation à être le champion du secteur de la grande vitesse.
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