Les mauvais comptes de Keolis en Allemagne
© Keolis Deutschland - Eurobahn
Un puits sans fond. C’est ce que représente l’Allemagne pour Keolis, alors que ce pays est souvent cité comme un modèle à suivre pour l’ouverture à la concurrence dans le ferroviaire. La filiale de la SNCF, qui y est présente depuis 2007, accumule des dizaines de millions d’euros de pertes cumulées, selon une source syndicale. Une situation plus inquiétante que celle engendrée par le contrat de Boston arraché par Keolis à Transdev en 2014, et qui avait conduit à un déficit de plus de 60 millions d’euros cumulés en trois ans. Mais à force d’intenses efforts, l’opérateur français avait fini par redresser la barre à la fin 2018.
En Allemagne, le fiasco dure depuis 13 ans et la solution miracle n’est toujours pas en vue. « C’est le plus gros foyer de pertes de Keolis depuis des années », nous avait confié en début d’année Patrick Jeantet, qui vient de se faire limoger il y a quelques jours de la présidence de Keolis par son conseil de surveillance. L’ancien PDG s’était montré très critique sur le contrat allemand, manifestant une volonté de revoir la stratégie. De son côté, Jean-Pierre Farandou, que nous avions également questionné au moment où il quittait les commandes de Keolis pour devenir le PDG de la SNCF, avait prudemment esquivé en rappelant que « l’Allemagne est un pays compliqué ».
Quatre contrats tous déficitaires
Ces résultats inquiétants sont à rapprocher du chiffre d’affaires réalisé : 200 millions d’euros annuels réalisés dans le cadre de quatre contrats d’exploitation de trains de banlieue dans un seul et même Land, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Il s’agit des contrats Maas-Rhein-Lippe-Netz (s’étendant sur la période 2009-2025, contrat qui comporte une particularité avec un service frontalier jusqu’aux Pays-Bas), Ostwestfalen-Lippe-Netz (2000-2025), Teutoburger-WaldNetz (fin 2017-2032) et Hellwegnetz (2008-2030).
Des contrats de longue durée tous déficitaires, et dont la situation s’est dégradée au fil du temps. A tel point que l’année dernière, sur les 72 millions d’euros de pertes affichées par Keolis, une bonne part s’explique par l’activité en Allemagne. « En 2019, le déficit de nos activités en Allemagne a été très élevé, trop élevé », reconnaît Bernard Tabary, le directeur exécutif groupe international. « Mais l’ensemble de la profession est aujourd’hui financièrement touché en Allemagne », ajoute-t-il.
Selon lui, plusieurs particularités liées à la situation allemande expliquent ces comptes dégradés. Quand un exploitant gagne un contrat outre-Rhin, des années peuvent se passer avant le démarrage effectif du contrat. « Ce sont des temps d’immobilisation très long en termes de matériel et de formation. De plus, le personnel n’est pas transféré de la compagnie ayant perdu le contrat à la compagnie l’ayant gagné. C’est un sujet sensible… », commente-t-il. D’où une énorme difficulté pour recruter des conducteurs.
Une pénurie structurelle de conducteurs
Cette difficulté a d’ailleurs déjà coûté très cher à Keolis Deutschland qui s’est vu annuler, à la fin de l’année dernière, un contrat de 12 ans signé en 2016 avec le syndicat des transports de Rhin-Ruhr (VRR) pour l’exploitation de deux lignes de trains de banlieue dans cette région. La raison de cette rupture moins de trois mois avant que le contrat ne devienne effectif ? Keolis n’avait pas recruté suffisamment de conducteurs pour pouvoir remplir son contrat selon l’autorité locale responsable des transports (pour en savoir plus lire ici).
La difficulté est aussi réelle pour les contrats en cours. « Quand vous faites face à une pénurie structurelle de conducteurs, les opérateurs se les prennent les uns aux autres. Or, il faut un an pour former un conducteur. Et il faut beaucoup de candidats pour réussir à en emmener quelques-uns jusqu’au bout de la formation », commente Bernard Tabary. Et il ajoute : « Même dans les lieux où l’immigration est massive, les exigences linguistiques sont tellement fortes qu’on ne peut pas trouver de conducteurs immigrés ».
Ce déficit chronique de conducteurs a entraîné une hausse des salaires. Et donc une hausse des coûts pour les entreprises. « Dans ce contexte, le récent rattrapage salarial significatif auquel a procédé la Deutsche Bahn a obligé l’ensemble de la profession à s’aligner », affirme Bernard Tabary.
Le développement en Allemagne est « en mode pause »
Le dirigeant français estime aussi que « l’indexation des coûts dans les contrats est très peu protectrice », ce qui rend « difficile » la construction contractuelle en Allemagne. Dans le contrat, l’exploitant retenu ne prend pas de risques sur la recette passagers mais est rémunéré sur la production de trains-km. « Or, la Rhénanie, qui est très centrale, représente un vrai nœud ferroviaire, accueillant tous les types de trafic, fret, régional, longue distance… L’infrastructure est totalement saturée : elle est utilisée à 150 % de sa capacité nominale », souligne le dirigeant. « En conséquence, l’infrastructure vieillit, se détériore et nécessite de nombreux travaux. Les sillons sont compliqués et difficiles à obtenir. Et les trains régionaux ne sont pas prioritaires par rapport aux trains à grande vitesse et aux trains longue distance… » Les trains en retard ou annulés peuvent alors subir des pénalités, « sans prise en compte équilibrée des causes ».
Toutefois, reconnaît le responsable de l’international chez Keolis, « il y a désormais une vraie prise de conscience de l’autorité organisatrice allemande ». Selon lui, tous les exploitants ferroviaires sont actuellement en discussion avec les autorités organisatrices des transports. Sur tous les sujets, indexation contractuelle, accès aux sillons, répartition équilibrée entre incitations et pénalités…
Et il perçoit des signes positifs ces derniers mois, en termes de performance. « Nous avons remis nos plans de transport à flot avec peu d’absentéisme pendant la crise sanitaire et une grande mobilisation pour être au travail. Nos statistiques d’annulations sont meilleures. Nos relations avec l’autorité organisatrice sont positives ».
Le retour à l’équilibre est envisagé dans deux à trois ans. Pourtant, il n’est plus question de se développer outre-Rhin. La position de Keolis est claire : « Il n’y a pas de perspective de développement en Allemagne, nous sommes en mode pause ». Mais la fin de l’aventure allemande n’est pas pour demain. Le dernier contrat s’achèvera en 2032.
Marie-Hélène Poingt