L’industrie ferroviaire après le veto européen
Siemens et Alstom voulaient créer un champion européen du ferroviaire. La Commission européenne en a décidé autrement. Les questions auxquelles souhaitait répondre la naissance d’un grand groupe restent ouvertes. Comment l’industrie européenne peut-elle rester leader dans le ferroviaire ? Faut-il un grand champion pour le faire ? Comment l’Union peut-elle se défendre face à des concurrents agressifs… dont les marchés sont plus verrouillés que le sien ? Le salon ferroviaire Sifer, à Lille, a permis à VRT, grâce à l’appui d’experts, de formuler les questions qui s’imposent.
Le 6 février dernier la Commission européenne a « interdit le projet d’acquisition d’Alstom par Siemens ». La concentration, expliquait-elle, aurait porté atteinte à la concurrence sur les marchés des systèmes de signalisation ferroviaire et des trains à très grande vitesse.
Aussitôt signifié – parfois même avant qu’il ne le soit – le veto s’est attiré des réactions très vives, de milieux économiques et politiques, venues surtout d’Allemagne et de France. Tout le monde cependant n’était pas mécontent. Bombardier publiait un communiqué se félicitant de la décision.
Après les réactions à chaud, on en est rapidement venu à mettre en cause les règles actuelles de la concurrence. Argument : la Commission a jugé selon un droit obsolète ; il nous faut revoir les règles du jeu dans une économie mondialisée. C’est l’un des sujets des prochaines élections européennes. Face aux inquiétudes croissantes, pour sortir de l’alternative entre le protectionnisme national et l’Europe ouvertement libérale, on entend de plus en plus, en France au moins, le thème, très « en même temps », d’une « Europe qui protège ».
La récente visite du président chinois Xi Jinping en Italie et en France a mis en lumière la menace chinoise qui a plané sur le dossier Alstom-Siemens. Et la réunion Merkel, Macron, Juncker, Xi Jinping, mardi 26 mars à l’Elysée, a permis de poser la question de règles plus « fair » du commerce international.
De fait, à l’occasion du projet de fusion Alstom-Siemens, en lui-même fort important, se posent des questions vitales pour l’Europe. Faut-il un champion européen du ferroviaire ? Comment cette industrie peut-elle rester leader dans le monde ? Quelle menace représente la concurrence chinoise ? De quelle façon faut-il changer les règles du jeu européennes pour mieux protéger l’Union, dans ce domaine et dans d’autres ?
Ces sujets sont très sensibles. D’où un paradoxe. On a envie d’en savoir beaucoup. L’assistance nombreuse au colloque organisé par VRT lors du Sifer l’a montré. Et pourtant, les principaux intéressés, les grands industriels, préfèrent pour le moment garder le silence. Le temps de rebâtir une nouvelle stratégie ou d’œuvrer pour de nouvelles règles du jeu.
Malgré ce contexte délicat, certains experts ont accepté de s’exprimer dans notre colloque. Ils ont fait œuvre utile. Leurs approches – différentes de par leurs compétences, leurs analyses ou leurs convictions – ont permis, dans ce débat de haute tenue, non pas d’apporter des réponses définitives aux sujets du moment, mais de mieux poser les questions. Et, si la décision de la Commission était par eux diversement appréciée, tous invitaient l’Europe à trouver les bonnes réponses aux nouveaux concurrents. En indiquant souvent les mêmes pistes pour ce faire.
Ombre chinoise sur le marché mondial
Jean-Pierre Audoux, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires, a pour commencer planté le décor, en faisant une description synthétique et précise de l’industrie ferroviaire mondiale. On en rappellera les principales données. Un marché en forte croissance, passé de 103 milliards d’euros en 2004 à 163 milliards en 2016 (dont 113 milliards accessibles). Des secteurs particulièrement dynamiques : métros automatiques, +8,5 % par an ; signalisation, +5 % par an.
Géographiquement, deux marchés dominent : la zone Asie-Pacifique (nouvel équipement) et l’Europe de l’Ouest (renouvellement).
Et dans cette industrie, indéniablement, la première place est occupée par la Chine, avec le constructeur CRRC et ses 30 milliards d’euros de CA dont on parle beaucoup et qui occupe largement le premier rang mondial. Mais il faut aussi tenir compte de CRCC (88 milliards d’euros dans les infrastructures, quatrième rang mondial) ou de CRSC (4,2 milliards dans la signalisation, troisième rang mondial). Et le pays fait d’énormes efforts de R&D. Jean-Pierre Audoux le souligne : « Si les Européens grâce au programme Shift2Rail ont mutualisé une partie de leurs efforts de recherche, leur ambition financière se limite à un milliard d’euros pour 23 grandes entreprises et quelques dizaines de PME retenues sur les “open calls“. CRRC à lui seul consent en R&D 1,3 milliard d’euros par an – dont environ 250 millions d’euros de subventions de l’Etat : son programme annuel est supérieur d’un tiers à six ans de programme Shift2rail ! »
Les acteurs diffèrent par la taille. De plus, souligne Jean-Pierre Audoux, « les grands leaders mondiaux n’ont pas le même profil ». Se côtoient des pure players, dont l’activité de construction de matériels et équipements ferroviaires est l’essentiel (Alstom, bien sûr, mais aussi CAF, Stadler, Railtech, Vossloh, Talgo… et CRRC), des filiales de conglomérats (Siemens, Thales, Hitachi, Rotem-Hyundai), ou des acteurs bisectoriels comme Knorr-Bremse, Bombardier.
Aussi divers soient-ils, tous font du marketing, de la recherche et de l’innovation et cherchent « des domaines où ils vont faire des percées ». Digitalisation du réseau, train autonome, nouvelles technologies de propulsion, services, systèmes clés en mains, ingénierie financière… Qu’il s’agisse de mettre au point un train à batterie, un train hydrogène, ou l’utilisation de capteurs sur le réseau, cela ne se fait pas sans recherche et innovation. Or, remarque Jean-Pierre Audoux, « on n’est pas forcément capable de la faire tout seul et dans tous ces domaines ».
Shift2Rail 2 est en préparation. Le délégué général de la FIF souhaite « une dimension intrinsèquement supérieure » par rapport au premier programme. Car, dit-il, « nous en avons grand besoin en Europe, au-delà de savoir qui s’allie avec qui ». Il faut mutualiser au niveau européen un maximum de la recherche et de l’innovation sur les programmes qui ont du sens pour l’avenir du mode ferroviaire. D’autant que ce mode n’est pas seul… Et que les autres modes de transport, à commencer par la route, ont plutôt pris de l’avance, ne serait-ce qu’en termes d’image. Le train de demain n’a pas le choix : il sera intelligent et écologique ou ne sera pas. A la FIF, on fait le pari qu’il le sera. Mais cela ne se fera pas tout seul…
Certes, reconnaît Philippe Leguay, « le géant industriel mondial du ferroviaire est bien chinois ». Mais « la Chine est colossale, et 90 % du chiffre d’affaires de CRRC est fait en Chine. Les 10 % restant sont faits hors de Chine, mais pas en Europe. Si on enlève la Chine et son géant national, les deux premiers industriels sur le marché mondial sont européens, ce qui est rassurant pour l’avenir de l’Europe. Et ce sont Siemens et Alstom… » Aussi, juge-t
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Publié le 10/01/2025 - Philippe-Enrico Attal