Les Européens confrontés à la percée asiatique
Hitachi n’est pas le bienvenu en Europe. Après le choix du japonais pour un mégacontrat en Grande-Bretagne, la révolte gronde Les supporters ne sont pas tous chauvins. Le nouveau ministre britannique des Transports, Geof Hoon, a beau être un abonné du Derby City Football Club, dont le sponsor du maillot est Bombardier, il vient de préattribuer le plus important contrat ferroviaire jamais passé en Grande-Bretagne au constructeur japonais Hitachi (au sein du consortium Agility, avec John Laing et Barclays), de préférence au seul industriel basé localement, à Derby, Bombardier. Un contrat de 8,5 milliards d’euros portant sur la construction de 1 400 voitures du futur train Super Express anglais attribué à un étranger, cela fait un peu désordre en pleine crise.
Pensant tuer dans l’œuf tout débat sur l’emploi local, Geof Hoon a cru bon d’indiquer que le consortium choisi était « britannique » et que le contrat permettrait de sauvegarder 12 500 emplois. A l’entendre, on aurait presque cru que le choix d’Hitachi constituait un élément fort du plan de relance britannique. Mais les Anglais ne sont pas nés de la dernière pluie. Les observateurs ont beau refaire le compte, ils ne trouvent dans cette affaire que 200 à 500 emplois locaux, ceux qui seront créés dans le futur site d’assemblage d’Hitachi, une « usine tournevis », selon les termes d’un industriel. Le reste de la construction se fera au Japon et transitera par bateau.
Alors que les négociations exclusives entre le consortium Agility et le DfT (ministère britannique des Transports) viennent de débuter et que l’offre d’Express Rail Alliance (Bombardier, Siemens, Angel Trains et Babcock & Brown) est gardée en réserve par le DfT, la pression monte à Derby. Une campagne, « Change Track » (changeons de voie), vient d’être lancée par le journal local, le Derby Evening Telegraph, qui préconise de revenir sur la décision et de choisir Bombardier, soutenue par les syndicats, les politiques de tous bords au Derby City Council et par l’industrie locale.
Il n’y a pas qu’en Grande-Bretagne que le choix d’Hitachi a été vécu comme un violent électrochoc. Toute l’industrie ferroviaire européenne est aujourd’hui sur les dents. « Il y a quelques années, la question de l’arrivée des constructeurs asiatiques sur le marché européen faisait doucement rigoler les industriels. Aujourd’hui, plus personne n’a envie de rire », témoigne un constructeur. Si l’on ne trouve personne pour remettre « techniquement » en question la victoire d’Hitachi, beaucoup s’insurgent du choix du gouvernement britannique : « Ce sujet de l’industrie ferroviaire japonaise est bien connu de l’OMC comme un sujet de négociation avec le Japon, et je suis surpris que les Anglais aient le droit de procéder ainsi. Il est incroyable qu’un gouvernement prenne une telle décision d’achat. Nous avons informé le gouvernement britannique des enjeux relatifs au commerce entre Europe et Japon, et nous leur avons demandé d’exiger la réciprocité mais, apparemment, nous n’avons pas été entendus. En somme, les salariés de Bombardier Derby n’auraient pas le droit de construire des trains pour le Japon, cependant que leur gouvernement achète des trains à un constructeur japonais », s’insurge le directeur général de l’Unife (Union des industries ferroviaires européennes), Michael Clausecker.
Du côté japonais, évidemment, on prétend que si les Européens ne sont pas présents sur le marché japonais, c’est parce qu’ils n’ont pas véritablement essayé et qu’il n’en tient qu’à eux de venir s’y frotter. Chiche ? Ce n’est pas aujourd’hui possible, estime Michael Clausecker : « L’industrie européenne représente 40 à 50 % du marché global, mais, au Japon, elle est proche de 0 %. Il est évident que le gouvernement japonais ferme son marché. L’usage extensif de la clause de sécurité opérationnelle leur permet d’exclure 98,5 % des achats ferroviaires du marché international, en limitant le droit de répondre aux appels d’offres aux seuls groupes nationaux. Et, dans le même temps, des constructeurs qui produisent au Japon sont cordialement invités à concourir ici, en Europe. C’est une situation très déséquilibrée et injuste », plaide-t-il. Quand on leur parle de leur clause de sécurité, les Japonais répliquent en général que les normes européennes, notamment les STI, constituent également une barrière à l’entrée. Sauf que les Japonais ont visiblement réussi à entrer malgré les STI et que celles-ci sont librement téléchargeables sur le site de l’ERA (Agence ferroviaire européenne). Hitachi est d’ailleurs correspondant en Europe des organismes de normalisation CEN et Cenelec, ce qui serait inenvisageable au Japon. « Il n’y a aucune condition légale qui permette à un opérateur européen d’exclure d’un appel d’offres un prestataire non européen », tranche Michael Clausecker. « Or c’est exactement ce qui se produit au Japon : les procédures d’achat pour les nouveaux trains régionaux, Intercity ou à grande vitesse ne sont jamais publiées de manière internationale ni ouvertes aux prestataires européens », dénonce-t-il. Et d’ajouter : « Les inclinations d’une région pour choisir l’industriel régional plutôt qu’un autre, c’est quelque chose dont nous pouvons nous accommoder. Nous ne pouvons par contre pas accepter le fait que des pays ferment purement et simplement le marché. »
Mais que faut-il alors faire ? Faudrait-il fermer les portes, mettre en place, sur le modèle des Etats-Unis, un « Buy European Act » ? « Ce n’est pas une bonne réponse, estime Michael Clausecker. Notre objectif doit être de travailler en faveur de l’ouverture des marchés. Nous pensons cependant que les pays qui ferment leurs marchés et, dans un même temps, sponsorisent leur industrie ferroviaire pour qu’elle aille conquérir des marchés internationaux doivent faire l’objet d’une demande de réciprocité. Si elles ne jouent pas le jeu, elles ne devraient pas être autorisées à participer aux appels d’offres. »
La vente à perte sur le marché européen est la grande hantise des industriels. « Que fait aujourd’hui la Commission européenne pour s’assurer qu’Hitachi n’utilise pas certains contrats grassement rétribués au Japon pour vendre à perte en Europe ? Si personne ne s’occupe de cela à Bruxelles, les constructeurs asiatiques vont pouvoir faire beaucoup de mal à l’industrie européenne », s’inquiète Jean-Claude Raoul, conseiller technique à la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Lors de sa visite au Japon avec le commissaire européen Antonio Tajani, en janvier, Dominique Bussereau l’a clairement laissé entendre : les Japonais ne pourront concourir sur le marché français s’ils n’ouvrent pas les portes. « Le temps de marchés fermés est fini en Allemagne ou en France, de même qu’aux Etats-Unis ou en Chine sous certaines conditions. Pourquoi pas au Japon ? », questionne Michael Clausecker.
Mais cette stratégie pourrait se retourner contre les Européens car un jour ou l’autre, à la demande de ses constructeurs, le Japon se mettra en règle avec les lois du commerce international et fera mine d’ouvrir son marché comme le font les pays occidentaux. Après tout, le risque est mince de voir les Européens s’implanter sur ce petit marché très spécifique et mature et où l’on trouve déjà trois constructeurs de renom. Ce jour-là, les industriels européens devront trouver un plan B. Et de toute urgence car depuis dix ans les Asiatiques ont senti venir la tendance verte et ils se préparent à fabriquer des trains « écolos » légers, simples et économes en énergie, comme ceux qui sont aujourd’hui commandés pour le marché anglais. « On ne peut difficilement à la fois être exigeant sur les questions environnementales et écarter ceux qui sont les plus performants sur ce sujet d’un revers de main », convient un industriel. A l’heure ou le 7e PCRD (programme commun européen de recherche et développement) ferroviaire marque un net retrait par rapport au précédent, les industriels européens doivent de toute urgence faire porter leurs efforts sur la R&D pour rester – ou redevenir ? – les plus performants.
Guillaume LEBORGNE
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